mercredi 22 décembre 2021

Bonne élève de Paula Porroni

Je viens de faire quelque chose que je ne fais jamais : regarder les avis sur ce livre avant même d’avoir rédigé le mien. 

Et là, quelle surprise de voir que si peu de gens l’ont aimé, quand moi, je l’ai adoré. Et dévoré. 



Bonne élève, c’est l’histoire d’une jeune femme qui vient d’Argentine mais qui a effectué ses études d’histoire de l’art dans l’établissement le plus prestigieux d’Angleterre. 

Après avoir obtenu son diplôme et être rentrée en Argentine pour trouver du travail, elle est bien obligée d'abdiquer, il n’y a rien pour elle. 


Alors elle marchande encore et toujours plus pour que sa mère accepte de lui donner de l’argent, de subvenir à ses besoins une dernière fois, pendant un an. Si à la fin de cette période elle n’a toujours rien, elle devra rentrer définitivement, et accepter de vivre aux côtés de sa mère, aussi ennuyante qu’envahissante. 


Bonne élève ça raconte l’histoire de cette fille brillante, intelligente mais sans argent, sans piston, sans contact, excepté cette nana qu’elle a rencontrée durant ses études et qui vit désormais à Londres. 

Cette nana avec laquelle tout est ambigu, cette nana avec qui elle est sans cesse en compétition. 


C’est comme ça qu’elle entendra parler d’une bourse doctorale en gros, dans une ancienne université technique. En bref, rien de bien fameux.


Paula Porroni nous livre avec ce court roman le tracé d’une vie déçue, un parcours exemplaire et pourquoi ? 

Rien.


Bonne élève est un roman grinçant, un roman passionnant sur l’impossibilité. Non pas la difficulté, où on aurait pu dire « si elle avait voulu, elle aurait pu », non, véritablement sur le caractère inexorablement catastrophique du futur. 

Sur la concurrence entre élèves, amis ou non, sur la honte de devoir assumer le fait qu’on a eu moins de chance, moins de possibilités, moins de tout. 


Et pourtant Bonne élève ne mine pas le moral parce qu’au fond la narratrice espère jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière ligne. Alors oui la conclusion peut déranger. Alors oui la narratrice qui souhaite seulement briller, et qui devrait briller vu comme elle a travaillé dur, n’illumine rien, mais n’est-ce pas la réalité ? 


Avec des accents optimistes, Bonne élève est un roman qui pourrait être une histoire vraie : la déchéance d’une élève brillante directement liée à la déchéance de la société. Le monde est en crise, et son personnage ne tente que peut-être vainement de s’en sortir convenablement. 


Bonne élève soulève différentes questions sur notre société et sur le besoin de vivre ses rêves, malgré l’argent, malgré la famille, malgré l’hypocrisie de supposés amis. 

Paula Porroni raconte une histoire actuelle, une histoire grinçante, désespérée parfois, mais à mon sens, optimiste toujours. 

Et la fluidité aide à ne pas s’embourber dans un texte pathétique où on en viendrait à plaindre la narratrice. 

En bref, Bonne élève est un excellent titre de la fameuse collection Notabilia de chez Noir sur Blanc, un titre qui mériterait plus d’avis positifs. 



Traduit par Marianne Million. 






mercredi 17 novembre 2021

Personne ne gagne de Jack Black

Autobiographie, mémoire, récit de voyage… Thomas Callaghan alias Jack Black raconte sa vie aux États-Unis, de son enfance dans le Missouri à ses pérégrinations de hors-la-loi. 


Jack Black est un vagabond et un cambrioleur, mais il ne prend pas la plume pour écrire un plaidoyer en faveur des bandits. Il écrit pour raconter sa vie et mettre en garde les futurs criminels.

Il ne juge pas, il écrit pour témoigner de son expérience. 

Une sacrée expérience d’ailleurs : une trentaine d’années à bourlinguer dont une quinzaine passées dans diverses prisons du pays. Jack Black a porté toutes les casquettes, de petit voleur à la tire à voleur à main armée. Mais il faut bien comprendre que la représentation du hobo qui nous est donnée ici est en accord avec un code d’honneur. 


Le témoignage du protagoniste permet au lecteur de saisir la différence entre un voleur lambda et un hobo de la trempe de Jack Black : il est contre le système, il se rebelle contre lui parce qu’il bride sa liberté, il choisit de lui-même de se mettre en marge d’une société qu’il n’accepte pas et dont il refuse de faire partie. Personne ne gagne est l’illustration d’un choix, d’une hygiène de vie



« La société représentait la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société, c’était une machine conçue pour me mettre en pièces. La société, c’était l’ennemie. Un mur immense nous séparait, elle et moi ; un mur que j’avais peut-être moi-même érigé — je n’étais pas sûr. »


Jack Black en racontant ses déboires ne se plaint jamais. Il n’est pas amer malgré le traumatisme de certaines expériences. Bien au contraire, l’auteur s’imprègne des événements qui ont façonné sa vie et les raconte sans aigreur et avec une puissance de conviction extraordinaire. 

Malgré les privations, malgré les tortures et les emprisonnements Jack Black assumera toujours ses décisions. Si regrets il y a, chassons-les rapidement car ils n’ont pas leur place dans la vie d’un tel homme, même quand celui-ci tombe salement dans la dépendance à l’opium.


Personne ne gagne est à la fois une aventure extraordinaire et le témoignage d’un homme au tempérament double : entre celui d’un hobo prêt à braquer n’importe quelle maison, et celui d’un homme profondément complexe qui s’interroge sur la société dans laquelle il évolue. Les réflexions sur le milieu carcéral sont passionnantes, d’autant plus qu’ayant connu les prisons aux États-Unis et au Canada, il les confronte l’une l’autre et donne des pistes pour améliorer la vie en prison.    


Personne ne gagne n’est ni plus ni moins que le destin de cet ado de 15 ans, abandonné des siens (sa mère est morte, son père n’en a que faire) devenu voleur par goût pour l’aventure. 


Ma vanité juvénile, cette confiance excessive qui naît de l’ignorance, me soufflait que je pouvais gagner à un jeu dangereux et pervers où personne ne gagne.       



Traduit par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc. 





dimanche 14 novembre 2021

1984 de George Orwell

Il était temps que je lise 1984. The roman d’anticipation, on le connait tous sans l’avoir forcément lu. Tombé dans le domaine public en 2019, les éditions Folio ont mis le paquet en 2020 avec deux nouvelles éditions, celle-ci, exclusivement réalisée pour les magasins Fnac, et la traduction de Jodorowski, faisant la part belle au titre original : Mil neuf cent quatre vingt-quatre.


 
Si je ne me trompe pas la traduction d’Amélie Audiberti est en réalité la première traduction française (elle date de 1950) on y retrouve les termes inventés par Orwell (style : novlangue, angsoc…). 


Niveau traduction, je serais bien en peine de pouvoir en conseiller une, même si c’est un sujet d’une extrême importance. Un traducteur a le pouvoir sur une oeuvre étrangère, il en a le contrôle et décide de procéder à des ajouts ou des suppressions...


En exagérant complètement, le travail de Winston, le protagoniste, peut s’apparenter à celui d’un mauvais du traducteur : il faut inlassablement corriger et réécrire pour raconter autre chose. 

Winston est membre du ministère de la Vérité (à comprendre : ministère du mensonge), son travail consiste à reprendre des articles de presse pour simplement réécrire l’Histoire. 

Exemple : Oceania était en guerre il y a 3 ans contre l’Eurasia, aujourd’hui elle est en guerre contre l’Estasia, mais il ne peut y avoir qu’un seul ennemi, alors il faut remonter trois ans en arrière et réécrire les faits. 


Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence aurait autant d’authenticité, autant d’évidence que celle de Charlemagne ou de Jules César.


Pour ce faire il est nécessaire de recourir à la « doublepensée », c’est-à-dire qu’il faut prendre en compte les changements opérés par le Parti mais oublier que le passé était différent, et oublié qu’on a oublié (compliqué tout ça quand même). 


Tout se perdait dans le brouillard. Le passé était raturé, la rature oubliée et le mensonge devenait vérité. Une seule fois, au cours de sa vie — après l’événement, c’est ce qui comptait —, il avait possédé la preuve palpable, irréfutable, d’un acte de falsification. Il l’avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes.


1984 n’est pas un chef-d’oeuvre pour rien. Il dénonce les totalitarismes, il met en scène l’horreur ; comment peut-on vivre sans notre Histoire ? ou plutôt, comment peut-on accepter que l’Histoire soit effaçable, interchangeable ? 

Le contrôle de Big Brother et des télécrans, la hiérarchie sociale, les mensonges et les lavages de cerveau à répétition… 

Le culte de la personnalité n’est pas sans rappeler les dictateurs (la Seconde Guerre mondiale est terminée depuis seulement quatre ans quand paraît le roman). De même la fin du roman peut faire penser aux Grandes Purges russes des années 1930, et interroge sur les motivations du Parti — pourquoi en arriver là si on est parvenu à obtenir la docilité ? 


C’est une histoire de dingue, une dystopie extraordinaire qui fait tellement froid dans le dos ! 

Pour moi l’Histoire est indispensable pour vivre, sans Histoire nous sommes tellement peu de chose, sans l’Histoire les mêmes erreurs se répètent inlassablement. 

Plus encore que l’aliénation et la privation des libertés c’est cette falsification de l’Histoire qui m’a le plus horrifiée. 

Mais aucune augmentation de richesse, aucun adoucissement des moeurs, aucune réforme ou révolution n’a jamais rapproché d’un millimètre l’égalité humaine. Du point de vue de la classe inférieure, aucun changement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement de nom des maîtres.






mercredi 10 novembre 2021

La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

Quand est venu le moment de refermer une fois pour toute cette brique, je me suis sentie vidée et incapable d’avoir une pensée cohérente. 

Car la Maison exige une forme d’attachement mêlé d’inquiétude. Du mystère. Du respect et de la vénération. Elle accueille ou elle rejette, gratifie ou dépouille, inspire aussi bien des contes que des cauchemars, tue, fait vieillir, donne des ailes… C’est une divinité puissante et capricieuse, et s’il y a bien quelque chose qu’elle n’aime pas, c’est qu’on cherche à la simplifier avec des mots. 


Siphonnée par le roman, voilà ce que c’était. 

Un univers gigantesque, une histoire à couper le souffle. C’est tout ce qui me venait à l’esprit. 

À ce moment j’ai sobrement écrit : « Coup de coeur. 

Je n’ai pas les mots. Comment est-il possible d’écrire dessus ? » 

Quelques semaines ont passé et je ne me sens pas de ne pas en parler. J’ai été trop bouleversée pour laisser un blanc.





J’ai lu La Maison dans laquelle en gardant bien en mémoire la définition donnée par Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique


« Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement.

Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »


Cette définition caractérise pleinement le roman, c’est-à-dire que dans mon esprit, La Maison dans laquelle est la parfaite illustration des propos de Todorov. Du moins je n’ai jamais aussi bien compris cette définition depuis que j’ai lu ce roman. 


La Maison dans laquelle représente la suprématie de l’entre-deux : l’impossibilité de trancher entre étrange et merveilleux, la tension du passage de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte. 


Il y a une forte dualité dans le roman, dualité qui là aussi correspond à un entre-deux. On joue sur deux époques (au moins), celle de Sauterelle et celle de Sphinx et tous les autres. 


La Maison dans laquelle est étrange, extrêmement étrange. Il nous entraîne dans un monde bizarre où les handicaps sont omniprésents et où toute l’intrigue se concentre sur une chose : l’adolescence. 


Un entre-deux indispensable, un moment de vie dont l’auteure a déclaré qu’il est « moins agréable que celui de l’enfance, mais beaucoup plus intense et plus riche en émotions et en sentiments que celui des adultes. Le monde des adultes est ennuyeux. Les adolescents ont hâte de grandir, parce qu’ils croient que l’indépendance va leur apporter la liberté. Alors qu’en réalité, ils vont se retrouver dans une espèce de prison à vie, faite d’obligations et d’interdictions dont ils ne pourront sortir que lorsqu’ils auront atteint la vieillesse – pour les plus chanceux. […] ». 


La Maison dans laquelle compte parmi les lectures les plus atypiques que j’ai pu lire jusqu’ici. Foisonnant, bouleversant et d’une réflexivité infinie ; le genre de roman qu’il faut lire plusieurs fois pour tenter d’en comprendre rien qu’une infime partie. 


Impossible d’attraper un sourire, de le presser contre ses paumes, de l’étudier, millimètre par millimètre, de l’imprimer dans sa mémoire… Ils sont éphémères, on ne peut que les deviner.


Merci Toussaint Louverture pour avoir édité une telle beauté. 

Merci Théo et Gwen pour ce fabuleux cadeau. 







dimanche 7 novembre 2021

Les sept châtiments de Jordi Llobregat

J’ai appris que la vie nous offre toujours des trêves et que, dans la pire des situations possibles, il y a encore des raisons d’espérer. 

Initialement j’étais moyennement emballé. Encore un thriller à la montagne, ça commence à être un peu trop réchauffé. De même les propos de Bernard Minier. J’aime beaucoup cet auteur mais comme beaucoup, je me méfie de ce genre de commentaire.

Pour une fois c’était à tort ! J’ai passé un excellent moment en compagnie des Sept Châtiments de Jordi Llobregat. 


Alex Serra, inspectrice à Barcelone est dépêchée sur une affaire ayant eu lieu dans un endroit des Pyrénées qu’elle connait bien. Le corps d’un homme a été retrouvé dans une piscine, il est menotté et ses paupières ont été cousues. 

Pour l’aider dans son enquête, Alex est assisté de Jean Cassel, un policier français. 


Comme le titre le laisse présager, les morts vont s’agglutiner et le nombre sept, hautement symbolique, révèle un indice majeur.


L’histoire m’a happé, en grande partie grâce à l’insertion du journal de Raquel qui retrace son enfance volée et met très vite sur la piste des potentielles victimes et potentiels coupables. Les passages du journal sont déchirants, d’autant plus qu’on prévoit l’issue tragique, à l’origine des meurtres qui nous intéresse. J’ai vite compris le rapprochement avec Les Rivières pourpres, en grande partie à cause de la présence de la famille Dalmau, la famille riche de la région au coeur de l’intrigue. 


À côté de l’enquête proprement dite, il y a l’histoire d’Alex qui n’est clairement pas terminée (mais je ne suis pas sûre qu’il y ait une suite…?). J’ai aimé sa relation au père, la difficulté de dire adieu et de revivre les douleurs du passé familial. 


Tout cela bien emballé dans une ambiance glaciale, neigeuse, montagneuse. Les troubles d’Alex sont aussi un des éléments que j’ai le plus appréciés. Sa difficulté à respirer correctement et à avoir des crises de panique instille une dose de vulnérabilité qui est bienvenu. On reste dans le rôle du flic pas bien dans sa peau, témoin de trop nombreuses horreurs, mais on ne retrouve pas ce cliché insupportable du personnage torturé et fumeur qui ne se fait plus aucune illusion. 

Certains passages sont haletants, notamment les courses poursuite, la dernière avant la découverte du coupable est particulièrement intense. J’ai rarement été aussi captivée par une course poursuite, c’est pour dire ! 


Un excellent thriller tantôt psychologique, tantôt historique où le lecteur ne souffle qu’après avoir tourné la dernière page. 


Traduit par Vanessa Capieu. 





dimanche 31 octobre 2021

Le Grand tremblement de terre du Kantô d'Akira Yoshimura

Vous lisez des livres-documents sur l’Histoire ou vous êtes plutôt roman pur et dur ? 


J’aime beaucoup le Japon et son histoire, c’est le pays que j’aimerais trop visiter (juste derrière l’Islande), mais il faut bien avouer que je ne connais pas grand chose sur son histoire. 

Voici donc un livre sur le Japon, plus spécifiquement sur une catastrophe naturelle, le grand tremblement de terre du Kantô de 1923.


Paru initialement en 1973 ce livre est un document, l’auteur retrace les événements survenus en 1923, avant, pendant et après le tremblement de terre. 


Avant d’entrer dans le vif du sujet, Akira Yoshimura prend le temps d’expliquer un peu l’histoire tumultueuse du Japon et des tremblements de terre. En s’intéressant à deux sismologues ayant deux partis-pris, il montre comment la sismologie est un terrain complexe où prévoir de nouvelles secousses n’est pas scientifiquement possible.


On peut se référer au passé, à l’histoire des tremblements de terre, mais ça ne semble pas être suffisamment fiable pour autant. 


En choisissant d’entrer dans l’histoire par le biais de deux sismologues ayant deux approches radicalement différentes, l’auteur insiste d’abord sur le caractère aléatoire que revêt un séisme, ensuite sur le fait qu’on peut effectivement voir une sorte de répétition : « Un grand tremblement de terre se produit tous les soixante ans ». 


Ainsi, le 1er septembre 1923, retentissent les premières secousses d’un tremblement de terre qu’on espère rapide et sans dégât - faut dire que généralement un séisme est suivi par un tsunami… 


Ce tremblement de terre fera deux cent mille victimes. Le feu qui se répand rapidement, détruit tout sur son passage. 

Les japonais qui tentent de fuir s’encombrent de leurs valises, de leurs biens personnels. D’objets matériels qui causeront la perte de centaines de milliers d’individus.


Akira Yoshimura nous entraîne dans les rues carbonisées, aux abords des points d’eau garnis de corps calcinés. Sur les ponts en feu, là où la fuite aurait été plus aisé s’il n’y avait pas eu autant de bagages, autant d’encombrants inflammables. 


Ce tremblement de terre de 1923 est une catastrophe naturelle devenue catastrophe humaine. Les morts se multiplient et ce n’est pas encore terminé. 


À la suite de ce tremblement de terre les survivants ont peur, ils dorment à la belle étoile par peur de se retrouver ensevelit si une autre secousse se produit. Ils ont besoin d’un coupable et à cette époque, le coupable idéal est tout désigné : le coréen. 


Il faut savoir qu’à cette époque le Japon a annexé la Corée depuis 1910 et leur relation ne sont pas aux beaux fixes - ça peut se comprendre. 


Il faut trouver un coupable à ce chaos et quoi de mieux qu’un lynchage pour aller mieux ? 

Les Coréens vont se retrouver accusés d’une chose impensable, on va leur imputer la faute, prétextant des attentats, et autres représailles. 

Beaucoup de Coréens ont été persécutés et tués à cause de la peur et de la désinformation. 


L’empire en profite aussi pour supprimer les éléments perturbateurs. C’est le cas de l’anarchiste Osugi Sakae, lâchement assassiné avec sa femme : 


« L'armée et la police qui avaient tenté de dissimuler le massacre de Kameido voulurent cacher un autre crime barbare, l'assassinat d'Osugi Sakae, de sa compagne Ito Noe, et de son neveu Tachibana Munekazu, par le capitaine Amakazu Masahiko, commandant de la gendarmerie militaire de Shibuya et de Kojimachi, et plusieurs de ses subordonnés.

Il fut commis le 16 septembre, et le ministère de l'Armée s'evertua à le tenir secret. » 


Le Grand tremblement de terre du Kantô est complet et passionnant, l’auteur s’intéresse aux tenants et aboutissants de cette catastrophe, aux pertes humaines et matérielles, aux erreurs commises aussi. 


À la suite des secousses de 1923, on compte huit séismes significatifs dont le dernier a eu lieu en 2011, déclenchant à sa suite un tsunami qui a causé l’accident nucléaire de Fukushima (plus de 18 000 morts et disparus). 


Ce livre est pour tous ceux qui s’intéressent au Japon et à sa relation tumultueuse avec les tremblements de terre. 


Le Grand tremblement de terre du Kantô d’Akira Yoshimura, traduit par Sophie Refle chez Babel. 







mercredi 27 octobre 2021

Le Mystère Caravage de Peter Dempf

Après nous avoir régalé il y a quatre ans avec Le Mystère Jérôme Bosch, Peter Dempf récidive avec le Caravage cette fois-ci. 

Comment distinguer ce qui est beau, si on ne connaît pas le monstrueux, le disproportionné ? Ce n’est qu’en ajoutant un ver dans une corbeille de pommes qu’on peut ensuite admirer la beauté réelle d’un fruit sain, par comparaison avec la difformité d’un fuit gâté.

Michelangelo Merisi da Caravaggio est un peintre du XVIe-XVIIe siècle, principalement connu encore aujourd’hui pour son génial travail autour de la lumière et de l’obscurité, avec une utilisation du clair-obscur et une forte empreinte réaliste.

Le Caravage peint énormément pour l’Église, mais ses façons de faire ne sont pas aux goûts de tous. Le peintre prend pour modèle des prostituées pour représenter la Vierge, il utilise des cadavres pour peindre ses morts, bref, le petit peuple a une place de choix chez lui, mais les États pontificaux ne voient pas d’un bon oeil ce peintre de génie qui n’en fait qu’à sa tête et cumule les démêlés. 




Le Mystère Caravage est un roman historique comme je les aime, l’auteur s’est saisi de la vie du peintre (du moins de ce que l’on en connait) pour construire sa propre intrigue. Le personnage central de l’apprentie, narratrice du livre n’a pas existé dans la réalité. La création de ce personnage, Nerina, donne l’occasion d’entrer dans l’intimité de l’atelier du peintre et de nous révéler l’état d’esprit du Caravage lorsqu’il peint. 


En s’intéressant aux cinq dernières années de sa vie (1605-1610), Peter Dempf s’appuie sur les divers voyages du Caravage mais aussi sur la façon dont ses toiles ont pu être perçues. Après tout, ils ne sont pas nombreux ceux qui faisaient poser des prostituées pour représenter la vierge, ou des morts pour aller au plus près de la rigidité cadavérique. 


L’auteur s’intéresse aux problèmes qu’a pu vivre le peintre en choisissant justement ce type de modèle. Il questionne l’Eglise en représentant la Vierge sous les traits de son ancienne maîtresse prostituée, telle une vulgaire mendiante. Il se fait évidemment des ennemis. D’ailleurs, le fait que le Caravage avait des protecteurs puissants et qu’il s’est battu en duel et a blessé mortellement son adversaire est avéré. C’est à la suite de ce duel que le peintre s’est trouvé contraint de quitter la Città Eterna pour Naples, Malte ou encore la Sicile.


Les voyages du Caravage ont eu lieu, mais tout le côté traque présent dans le roman est un outil de suspense, un moyen de tenir le lecteur en haleine. 

Avec Le Mystère Caravage, Peter Dempf nous entraine dans l’Italie (et l’Espagne) du 17e siècle, il nous immerge dans la chrétienté et ses vices, il nous fait entrer dans une intrigue politique où le peintre n’est qu’une marionnette, tantôt défendu, tantôt décrié et menacé de mort. 


Le Mystère Caravage est un thriller historique passionnant où l’on découvre les principales toiles du maître et où la technique du peintre est mise à nue pour permettre une pleine compréhension de ses oeuvres. 


Un roman passionnant autant que dérangeant, dans la mesure où l’auteur interroge l’homme se cachant derrière le peintre, le fameux Michelangelo Merisi dont le comportement au sein de sa famille (notamment) demeure discutable - mais sans doute pas véridique ! 


Pour celles et ceux qui aiment les thrillers historiques et la peinture du Caravage ! 



Traduit par Joël Falcoz. 


« Je pourrais peindre ce tableau sans ouvrir les paupières, dit-il au bout d’un moment. Parfois, il me paraît plus réel que la réalité. 

C’est ce que les gens aiment dans tes oeuvres, Michele. La vie qui les habite. Chaque fruit, chaque feuille semble respirer, comme s’ils avaient quitté le monde réel pour s’inviter dans le tien. »





dimanche 24 octobre 2021

Conte de cinéma de Jean Lods

Colin est un professionnel de la restauration de film. Peu importe la gravité de la détérioration, Colin peut tout remettre à neuf avec ses doigts de fée. C’est son métier et aussi toute sa vie, le cinéma. 

À l’Institut où il travaille, les coupes budgétaires se multiplient et ça ne risque pas de s’améliorer avec l’arrivée du nouveau directeur, David. 

David aussi est un passionné, il vibre pour la beauté des images et des histoires racontées sur l’immense écran blanc. Mais il est directeur et il doit penser au profit. À la rentabilité. Maitre mot pour une industrie jeune mais coûteuse et en perpétuel renouvellement. 


Fini de redorer les classiques délaissés, fini Hawks et tous les autres. Fini de payer Colin pour qu’il restaure les films qu’il aime et non pas ceux qui rapportent. 

Une partie de campagne ? cette vieille copie qui n’intéresse plus personne et sûrement pas les nouvelles générations ? À mettre au rebut. 


Colin vit le cinéma, il vit et respire pour lui. Il ne peut pas s’arrêter, abandonner la restauration de ces chefs-d’oeuvres, lui qui est si doué. 

Voir les défauts d’une copie, ses rayures, ses couleurs devenues ternes, c’est inacceptable pour lui qui s’est donnée pour mission de redonner vie à toutes ces histoires, à tous ces personnages qu’il aime plus que tout. 


« Inquiétude et colère, parce qu’il savait en danger de mort son activité professionnelle qui tenait bien davantage de la raison de vivre que de l’emploi rémunéré : pour lui, chaque film était un organisme vivant, un réalisateur était un dieu qui créait des mondes dont l’existence était liée à la pellicule où ils étaient inscrits, et chaque fois que par son travail de restauration il parvenait à rendre son éclat et sa jeunesse à une oeuvre que le temps avait détériorée, il avait le sentiment de perfuser de la vie à une planète menacée de disparaître dans le vide intersidéral. »


Et quand il s’agit de restaurer ce magnifique film de Renoir, il ne peut être question de se défiler. Henriette a besoin de lui comme il a besoin d’elle. Colin s’y attaque, et en pleine concentration sur un bouton de la tenue d’Henriette, stupeur, son coeur bat ! 

Stupeur, Colin entre dans Une partie de campagne et rejoint la douce Henriette. 



Avec Conte de cinéma, Jean Lods nous confie son amour pour le médium tout en le questionnant : qu’est-ce sont les classiques aujourd’hui ? excepté pour les rétrospectives, y a-t-il un vieux film que vous iriez voir par pur plaisir ? est-ce que ces vieux films sont dépassés et bons à stocker aux archives ? 


Le début du roman est un poil longuet et les personnages pas hyper mémorables, mais on se prend au jeu. 


Entrer dans Conte de cinéma c’est aussi entrer dans Une partie de campagne, c’est entrer dans deux univers, celui du réalisateur Jean Renoir et celui de l’écrivain Guy de Maupassant. C’est s’interroger sur la porosité des frontières entre l’imaginaire et le réel. C’est aussi s’interroger sur ce que le cinéma et la littérature permettent comme apprentissage. 


L’amour des deux hommes pour le cinéma occulte (presque) tout le reste. Il faut quand même un antagoniste, et c’est en la personne de Judith que se cristallise l’opposition. 

Méchante et redoutable, elle est une ennemie de taille, une ennemie qui pourrait bien tout envoyer en fumée… 


Jean Lods nous entraîne dans la folle histoire du cinéma, en s’inscrivant dans notre époque il interroge son statut et son état, plus encore aujourd’hui avec l’émergence de toutes les plateformes de streaming qui produisent des films à gogo et dont certains ont mémé été nominés pour les plus grands prix. 

Il nous entraîne au coeur du cinéma d’antan où la technique était un savoir-faire et non plus la vulgaire patte d’une industrie qui ne vise que le profit. 


En amoureux inconditionnels, Colin et David forment un duo atypique dont les armes, même si elles deviennent de moins en moins efficaces, n’en sont pas moins réelles. 



Pour les amoureux du cinéma. 




mercredi 20 octobre 2021

État d'ivresse de Denis Michelis

J’ai l’impression de ne plus rien connaître, de ne plus rien savoir. D’être une comédienne privée de ses répliques. Je suis prête à rester muette, à me contenter d’un geste, d’un déplacement. Mais les jours passent, les semaines, puis les années, et j’erre toujours sur ce grand plateau démesuré, seule. J’aimerais partir, mais on me dit que c’est interdit, dans ce cas donnez-moi un rôle, mais ce rôle-là, paraît-il, n’existe pas.

Après nous avoir régalé avec Le bon fils, Denis Michelis est revenu avec État d’ivresse publié en janvier 2019. Le bon fils m’a beaucoup plu, les personnages, l’action et surtout le style. J’ai retrouvé cette même aération et ce même ton mordant, oscillant entre cynisme et humour noir. 

Une femme, mère de famille sans nom, vit avec son fils adolescent dans une banlieue comme il en existe des tas. 

En face de chez elle, sa voisine, ancienne amie devenue ennemie. Bah oui faut dire que la jalousie entre voisins c’est pas le meilleur moyen pour conserver des liens. 

En même temps cette voisine fourre son nez partout. Et elle veut lui piquer son fils, son mari, elle qui est incapable d’avoir des gosses à elle. 


Notre héroïne elle fait rien pour mériter ça pourtant. 

Elle vit tranquille, recluse dans sa baraque, à crever de solitude et à attendre que le temps passe, une bouteille de pinard en main. 


Que faire d’autre quand son mari court les routes, que son ado est un vrai ingrat insupportable, que son taff se résume à écrire des inepties pour psychologie magazine (elle qui donne des conseils alors qu’elle patauge) ? Surtout, surtout, madame ne peut pas partir parce que madame n’a plus son permis. 


Ouais c’est souvent ce qui arrive quand on se noie dans l’alcool et qu’on prend le volant pour aller faire des provisions de tease. 


Mais la situation n’est plus vivable, le fils s’inquiète pour sa mère qui refuse de voir la réalité en face. Cette même réalité qui, sans doute, l’a poussée dans ses retranchements, l’a poussée à boire plus que de raison. 

Quelle idée aussi de s’enfermer dans une baraque pavillonnaire, de mener une vie bien réglée.

On dit que l’espoir fait vivre, alors que c’est tout le contraire. L’espoir nous épuise, il nous ronge de l’intérieur, à cause de lui sans cesse nous scrutons l’obscurité à la recherche de lumière, nous tendons les mains, nous crions à l’aide.

Le gros point fort de ce roman c’est là aussi la maîtrise stylistique de l’auteur. Découpé en courts paragraphes eux-mêmes découpés en courts chapitres, Denis Michelis donne à voir une héroïne schizophrénique, un personnage saoul qui parle tout seul. 

Cette femme est une représentation plus que fidèle des dégâts que l’alcool peut engendrer, notamment dans les relations. 

Elle refuse d’admettre ses erreurs, refuse d’admettre qu’elle est coupable. La mauvaise foi est là, partout, dans toutes les fibres de cet être suintant l’alcool. 

Le mensonge est alors le porte-étendard de son addiction. 

Non elle n’a pas menti à la voisine en prétextant que son fils avait eu un grave accident et qu’il lui fallait aller le récupérer. Non elle n’a pas menti en inventant cette histoire pour en réalité aller à Lidi acheter quelques bouteilles histoire de survivre aux jours à venir. 


Non elle n’a pas de problème avec l’alcool. Non elle n’est pas fautive. Ce sont les autres qui le sont, son fils, ingrat et incapable d’éprouver une once d’amour pour elle, c’est à cause de lui tout ça. Forcée de rester enfermée toute la sainte journée avec ce gosse insupportable, qui ne deviendrait pas alcoolo, qui ? 


C’est fin, c’est cynique, c’est fort. 

C’est aussi particulièrement touchant car s’il est vrai qu’on rit plus d’une fois des situations, il n’empêche qu’il s’agit d’un humour grinçant, un rire jaune. 

En réalité les situations n’ont rien de drôle. Les mésaventures de cette femme à Lidi sont tordantes mais si je croisais une telle femme dans un supermarché, aucun doute, je ne rirai pas. 


C’est donc ça la force de Denis Michelis : choisir un thème dur et le transformer en une histoire à double facette. D’un côté il y a la réalité, la représentation de cette femme empêtrée dans l’alcool et qui a cruellement besoin d’aide, et de l’autre il y a le traitement apporté au thème, la noirceur cohabitant avec l’humour et ce au sien même du monologue intérieur. 


Finalement État d’ivresse c’est aussi pointer du doigt une réalité sociale : l’environnement dans lequel évolue cette femme est précisément ce qui l’a rendu comme ça. Les réflexions autour des dérives que provoquent l’alcool sont à double tranchants car l’alcoolisme c’est une addiction, une maladie et comme bien d’autres, elle entraîne le rejet et l’exclusion comme en témoigne l’animosité entre les deux voisines. 


Au compte goutte l’héroïne se retrouve sur le banc de touche. Laissée de côté, oubliée dans sa banlieue elle ne peut faire autre chose que se laisser enivrer pour oublier. Oublier que sa vie n’est pas telle qu’elle l’aurait voulue, oublier qu’elle est seule et incapable d’aider qui que ce soit. 


J’ai retrouvé l’aspect théâtral déjà présent dans Le bon fils, les monologues intérieurs comme un lancé de balles, madame joue des deux côtés du terrain. 


Tu sembles essoufflée. C’est parce que je cours après mon existence, ai-je envie de répondre.   


Un roman excellent confirmant l’idée selon laquelle Denis Michelis est un auteur à suivre ! 


dimanche 17 octobre 2021

Superstitions d'Ellison Cooper

« Quel filtre étrange le chagrin avait posé sur ses souvenirs. »

Troisième tome des aventures de Sayer Altair, je l’attendais avec une vive impatience. Sacrifices était une course du chat et de la souris, Superstitions va encore plus loin dans la corruption et nous révèle enfin la vérité attendue depuis le premier tome. 




Sayer est seule chargée d’enquêter sur le meurtre d’un policier de DC et celui d’une adolescente retrouvée morte aux pieds de la statues de Lincoln. 

La mise en scène de la mort de cette dernière est étonnante : autour du cadavre sont alignés des statuettes de babouins. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? 


Alter va piétiner et attendre que son équipe de choc - toujours composée des personnages rencontrés dans les tomes précédents, Ezra, Max - l’aide à trouver une piste. 


Ces deux meurtres n’ont rien d’isolé et le pire reste évidemment à venir.


L’enquête est passionnante même si j’ai trouvé que la protagoniste n’était plus tant une spécialiste des neurosciences qu’une simple détective du FBI.

Les personnages récurrents sont toujours aussi agréables à suivre, celui d’Ezra, (exemple parfait d’abnégation) ou encore celui de Max et sa chienne Kona. 


N’y connaissant quasi rien en Egypte antique, j’ai adoré en apprendre plus sur certains de ses rituels, sur le Livre des morts et surtout sur l’Amadouat dont le mot même m’était inconnu ! La plongée dans ce livre composé de textes funéraires était passionnante, et j’aurais même aimé en apprendre plus encore. 


Le roman est une belle réussite, mais il a fallu qu’Ellison Cooper pousse le bouchon un tantinet trop loin et exhume un personnage pour mieux le faire disparaitre ensuite. Je n’ai pas trouvé l’idée bonne, ni même ingénieuse, au contraire j’ai trouvé que ça faisait surtout prétexte à boucler la boucle… 


Restée sur ma faim - vu la conclusion ça semble normal - j’attends avec impatience la suite des aventures de Sayer. 

Ce tome est pour moi le meilleur du point de vue de l’enquête, mais le point noir réside dans le choix directionnel de certains personnages. Dommage.



Si vous aimez les tueurs en série, la psychologie et les femmes badass ! 



Traduit par Cindy Colin-Kapen. 


Le ciel en sa fureur d'Adeline Fleury

Quand le varou m'emportera je m'endormirai dans le ciel de tes yeux. Sous les auspices de Jean de La Fontaine, Adeline Fleury nous ...