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dimanche 12 novembre 2023

Ma Tempête d'Éric Pessan

Un monologue, ça tient à partir du moment où on a l’impression que chaque phrase est une fin. 
Le narrateur, David, passe sa journée seul à la maison avec sa fille. La crèche est en grève et il est sans activité depuis l’abrupte échec de son souhait de mettre en scène La Tempête, une des dernières pièces de Shakespeare. 


En racontant à sa toute jeune fille la pièce, David nous entraîne dans sa propre interprétation, ses idées de mise en scène ainsi que dans ses réflexions sur sa propre vie. Il s’attarde sur l’absence de femme dans la pièce à l’exception de la fille de Prospéro, Miranda, pour mieux aborder la relation de Shakespeare avec sa propre femme ou les problèmes de couple comme la distance involontaire, 

Jusqu’à quel point deux personnes qui s’aiment peuvent étirer le silence sans que ce soit leur amour qui se déchire ?

David s’intéresse à la figure du mage pour mieux la comparer au métier de metteur en scène. Il parle seul le plus souvent, sa fille étant trop jeune pour comprendre, il parle seul et ses monologues sont une suite d’idées, de ressentis, d’interrogations. 

« Propséro est-il un magicien ou un artiste ? David avait envie d’introduire cette ambiguïté là : la possibilité que rien de ce qui se joue sur scène ne soit vrai, la possibilité que toute l’histoire soit un conte écrit par Prospéro ou une toile peinte par lui, un oratorio qu’il a composé. Pas besoin qu’il provoque vraiment le naufrage d’un navire, l’énoncer suffit. La fiction peut venger du réel, c’est peut-être une consolation pathétique mais elle n’en est pas moins nécessaire. »

Ma Tempête se déroule sous le rythme imposé par le naufrage causé par Prospéro, la pièce de Shakespeare est matière et moteur. 

Tout à la fois un résumé, une interprétation, un prolongement, Ma Tempête est une porte d’entrée dans le théâtre (et la pièce) de Shakespeare autant qu’une immersion dans la vie d’artiste, les problèmes de financement qui causent une dépendance, une soumission obligée qui mène parfois à l’arrêt complet ; David a passé un temps fou sur sa mise en scène, il s’y est donné corps et âme, mais ce n’est pas suffisant car adapter Shakespeare, pour quoi faire ? Quel profit en tirer ? 

Mieux vaut mettre un frein, fermer les rideaux et éteindre les lumières. 


L’importance des réflexions et précisions sur le statut d’artiste, la figure d’acteur (le développement sur l’expression être acteur de sa vie) en passant par les détails autour de la première représentation de La Tempête ou encore le théâtre élisabéthain et le théâtre (plus largement : l’état de la culture) d’aujourd’hui, permet une immersion complète dans ce monde. 


L’atmosphère tient pour beaucoup à la réussite du livre. Une tempête fait rage et effraie l’enfant qui n’en apprécie pas moins le récit d’une autre tempête, survenue lors d’un autre temps, un autre monde. 


Je ne sais comment le dire d’une meilleure façon : Éric Passan a fait de sa Tempête une sorte de calque contemporain de La Tempête

« […] une pièce de théâtre est toujours un miroir, sans cela, si elle ne reflète rien de nous, on s’y ennuie ferme. » 

Petite précision : le plaisir à lire ce roman réside en grande partie dans la connaissance préalable de La Tempête de Shakespeare. 

Lire Ma Tempête sans en être familier c'est peut-être prendre le risque de gâcher la découverte d'une magnifique pièce de théâtre et passer à côté d'un roman qui paraîtrait peut-être moins pertinent. 

dimanche 24 septembre 2023

Pour qui s'avance dans la nuit de Claire Concruyt

Une île de la mer Adriatique comme cadre pour un roman doté d'une puissance évocatrice que l’on voit rarement ajoute au caractère surnaturel du récit. L'île est un lieu de repos, un lieu de retrouvailles, un lieu de disparition. L'île respire et bouge. Ses rivages charrient des âmes et les entraînent dans ses profondeurs. 

L'île était un songe, et l'univers entièrement réduit à ce petit bout de terre. 

L'incipit de Pour qui s'avance dans la nuit annonce la fin prochaine ("C'est notre dernier été tous ensemble."), une fin que l'on guette et qui nous cueille, comme ça, sans prévenir malgré tout. 


Pierre, le fils ainé et le narrateur, est témoin d'une disparition imminente, d'un déchirement, d'une perte incompréhensible. 

Témoin autant que victime car Pierre est différent de son cadet, différent de sa mère. 

Pierre est concret, logique, Orphée demeure enfantin, rêveur, artiste. 

C'est ainsi que nous nous aimions, tous les trois : Orphée et son coeur de feu, ma mère ballerine et moi, spectateur enchanté par ce joli désordre, moi, le grand frère chargé de porter le souvenir. Car le jour déclinait. 

Pierre ne comprend pas sa mère, il prend soin d'Orphée comme il peut bien qu'il soit en-dehors des croyances et des rêveries. De son enfance il ne reste rien. 

Comme le dit sa mère il n'est pas comme eux, il n'est pas Orphée. Sa mère qui ne l'aime pas de la même façon, sa mère qui est parfois cruelle ou inapte. Sa mère qui est là sans l'être. 

Ma mère avait en elle des monstres, c'est ainsi qu'elle les nommait. Sa part d'ombre avançait discrètement. "Même ici, je ne peux pas y échapper." 

Sa mère qui souffre, sa mère abîmée par la vie. Sa mère qui n'aime qu'Orphée et qui "n'a pas assez de place pour vivre."

Il était tout quand, moi, j'étais tous les autres. 

Pierre est lucide ce qui permet au récit de ne pas entrer dans le fantasme total. La gradation de la folie oscille entre une forme de rêverie imputable à l'écriture de Claire Concruyt et aux personnages d'Orphée et de la mère, et une forme de réalisme porté par le narrateur plus ou moins conscient au fil du récit. 

Entre rêve et cauchemar, fantasme et réalité le lecteur s'accroche à ce qu'il peut, mais incapable de rester en-deçà de l'histoire, il tombe lui aussi sous le charme incantatoire d'une écriture poétique à la métaphore sublime. 

Ma mère me serre la main. "Nous avons connu le noir, mon grand. Mais je vous ai enseigné que dans l'ombre, se cachent les fées. Je vais disparaître, mon fils, et tu connaîtras des jours plus silencieux que d'autres. Je serai ta grande blessure. Viens me chercher dans la prière, viens me trouver dans la suspension des heures, je vivrai dans une oeuvre d'art, dans un poème ou dans une mélodie. Ne te détourne pas du monde, sonde ce qui s'y camoufle. Je suis allée trop loin..." 


Collaboration commerciale non rémunérée.  

lundi 24 juillet 2023

De la main d'une femme d'Astrid de Laage

"Il ne méritait pas tant d'honneur, il suffisait de la main d'une femme"

Charlotte Corday, surnommée "Ange de l'assassinat" par Lamartine est une femme de l'ombre (une de plus !) entrée à la postérité pour une seule action : l'assassinat du citoyen Marat. 

Astrid de Laage tente d'en apprendre plus sur cette cousine "au cinquième degré", sur sa famille et son héritage sur "Marat, Corday. Me raccorder à mon histoire. L'ouvrir. La désosser." 

De la main d'une femme est à la fois une enquête généalogique et une recherche historique sur la femme la plus célèbre de la Terreur. C'est un livre qui retrace les jeunes années de Charlotte à l'Abbaye aux Dames de Caen, qui nous apprend que Charlotte vivait rue Saint Jean et que le bâtiment a disparu avec les bombardements durant la Seconde Guerre mondiale. 

J'ai appris tant de choses sur le passé de la région et sur la ville de Caen (qui est ma ville de résidence), rien que pour cette raison j'ai adoré me plonger dans ce livre. 

Au-delà de Charlotte Corday, dont la particule a été supprimée avec la Révolution en 1790 (initialement elle était Charlotte de Corday, sa famille était noble mais sans fortune), Astrid de Laage s'intéresse également à Simonne Evrard. Bien que sa présence soit parcimonieuse, elle tient enfin la place qu'elle aurait dû tenir de tout temps : celle de la fidèle femme du Marat qui possède son propre nom et qui n'est pas juste une figure palote dans le sillage de l'Ami du peuple. 

Mais revenons à ce qui nous intéresse : pourquoi un tel geste ? quelqu'un a-t-il mis ces idées dans la tête d'une femme ? 

C'est ce qui a été avancé lors du procès de Corday. Oui, évidemment, pourquoi une femme irait-elle tuer un citoyen, un Montagnard qui plus est ? et au nom de quoi si ce n'est au nom de ceux qui lui ont mis des idées dans la tête ? Forcément Corday était une femme, forcément elle ne pouvait penser par elle-même...

Pourtant il faut comprendre qu'à Caen, Marat et son Ami du peuple ne sont pas très bien considérés, pire "A Caen, on voit en lui un dictateur en puissance." 

Et d'ailleurs, Charlotte Corday est une femme de conviction : "Dans sa famille on voit d'un mauvais oeil sa passion des philosophes et la manière dont elle prend la parole pour exprimer des idées politiques, parfois avec violence. Cela ne sied pas à une femme, lui dit Madame de Bretteville. N'oubliez pas qu'à une femme, il ne sera pas pardonné de n'être pas modeste. La modestie et tous ces mots qui lui sont attachés : humilité, abnégation, douceur, déférence."

Ce sont ses convictions qui l'ont menées à Paris chez le citoyen Marat. 
De même que ce sont les convictions de Marat qui l'ont poussées à accepter la visite de Corday bien qu'elle ait été refoulée une première fois. 

Marat qui n'est pas sans reste puisque l'auteure prend le temps de revenir sur ses origines, sur son parcours (médecine à Londres notamment), Marat qui a ajouté lui-même un -t à la fin de son nom de famille quand il a publié Les Chaînes de l'esclavage, le seul de ses ouvrages signé de son nom.

De sa plume sortent les mots de ceux qui n'ont jamais eu la parole, qui n'ont jamais eu le choix. C'est ce qu'elle a aimé chez lui, tout de suite. Ce sens radical de la justice.

Finalement son Adresse aux Français (à l'origine d'une bataille entre Etat et collectivités concernant son appartenance) révèle mieux que quoi que ce soit d'autre la motivation à l'origine de l'acte meurtrier. 

"Encore un peu de temps, pense-t-elle, et il ne restera de vous que le souvenir de votre existence." 

dimanche 25 juin 2023

Le roman d'un chef-d'oeuvre des éditions Ateliers Henry Dougier

Les Liaisons dangereuses selon Fragonard d'Anne de Marnhac

« Il faut peut-être que l’œil apprenne à voir comme la langue à parler », avait écrit Diderot.

Chaque ouvrage offre une plongée au cœur de l’œuvre picturale mais pas que. Avec Hopper on rencontrait Joséphine, la femme-muse effacée, avec Manet c’était le modèle, avec Munch, c’était un point de vue autobiographique, un retour sur sa relation avec les femmes dans sa vie et dans son œuvre.



Anne de Marnhac n'entre pas dans la peau du peintre à l'aide d'un je faussement autobiographique, elle instaure une distance qui permet de suivre le peintre et son époque. Le contexte est central pour comprendre comment l’œuvre a été conçue, pourquoi et pour qui. Ce sont d’ailleurs les questions au centre de ce texte : pourquoi le verrou ? la scène décrit-elle quelque chose qui s’est déjà passée ? au contraire, amorce-t-elle une scène plus sensuelle ?


Tout en revenant sur le parcours de Jean-Honoré Fragonard, sur la vision que lui portaient ses contemporains, on entre dans son intimité en quelques phrases : Fragonard a vécu la majeure partie de sa vie au Louvre, avec sa femme, sa fille et sa belle-fille. Considéré à tort comme un libertin, Fragonard était en réalité un homme simple, un peintre différent de ce que ses contemporains et la postérité ont cru :

Contrairement à ce que laisse supposer sa réputation de peintre spécialisé dans les images galantes, les scènes de vie familiale occupent une place importante dans son activité artistique. 

Fragonard n’a pas une très bonne réputation de son vivant. Si prometteur, il a tout gâché en s’éloignant de la dynamique des Salons et des commandes interminables.

Que lui reproche-t-on, finalement ? En fait, on lui en veut d’avoir abandonné le grand genre, c’est-à-dire la peinture d’histoire.

Mais qu’importe, Fragonard est soutenu par le marquis de Véri, un amateur d’art qui lui laisse le temps, qui lui offre des projets ambitieux et intéressants. Des projets scandaleux aussi. C’est le cas de cette commande du Verrou qui doit être le pendant d’un autre tableau, religieux celui-ci, L’Adoration des bergers (1775).

L’élaboration du Verrou est passionnante, la gestuelle, le choix des couleurs... L’auteure nous plonge au cœur de l’œuvre tout en s’interrogeant sur son sens : s’agit-il d’une scène qui donnera lieu à une agression sexuelle ou à une scène tendre entre deux amants ?

Le Verrou n’est pas une scène de contrainte mais une chorégraphie amoureuse ;

Le temps s’est arrêté. C’est un moment unique. Un moment où les êtres sont vrais, où leurs corps parlent pour eux : prosternation, étreinte. Un moment où leurs visages disent la profondeur de leurs sentiments, leur lien ineffable à l’autre.

Qu’est-ce qu’aimer ? »

Les vêtements défaits de l’homme, le regard fuyant de la femme, ce bras posé sur le verrou en un geste mystérieux, tout évoque le mouvement, l’action en train de se faire, une des choses que Fragonard affectionnait particulièrement :

Il a peint et dessiné tant de paysages… Ils portent tous la marque de cet amour vibrant : des arbres qui se balancent dans le vent, des feuilles qui frémissent, de l’eau qui s’écoule dans les fontaines, des nuages vaporeux, qui filent dans le ciel… Le mouvement, toujours le mouvement.

La mort du marquis de Véri a entraîné la dispersion de sa collection et, fatalement, la séparation des deux tableaux initialement conçus pour être accrochés ensemble.

De même, lors de la vente aux enchères apparaît une gravure intitulée L’Armoire et qui n’est pas sans rappeler le Verrou. S’agit-il du véritable pendant ? De la scène qui aurait pu se produire si l’homme n'avait pas poussé le verrou ?

La gravure montrait un couple surpris par des intrus, un lit défait, une porte entrouverte que les amants auraient été bien inspirés de fermer à clé… 

Le Verrou revient sur le devant de la scène en 1974, suite à son achat par le musée du Louvre. Aujourd’hui il est visible aux côtés de son pendant, L’Adoration des bergers.

En prenant le point de départ du Verrou, Anne de Marnhac donne un aperçu du XVIIIe d’un point de vue historique (la naissance de Fragonard correspond au règne de Louis XV et à la tendance au libertinage) et artistique. Autant pictural que littéraire d’ailleurs, puisque l’auteure va jusqu’à s’arrêter sur Les Liaisons dangereuses de Laclos publié en 1782.

 

Pour celles et ceux qui souhaitent découvrir Fragonard ! et pour les initiés, Les Liaisons dangereuses selon Fragonard est une belle synthèse sur ce fameux tableau dont l’énigme ne sera probablement jamais résolue.

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angoisses et désir selon Munch de Marc Lenot 


Lundi, le 23 janvier, c’était l’anniversaire de la mort de Munch, dimanche dernier la fin de la super expo Un poème d’amour, de vie et de mort au musée d’Orsay. 




Si l’on connaît tous Le Cri et son atmosphère angoissante, la plupart de ses œuvres n’ont pas de notoriété similaire (excepté Une soirée sur l’avenue Karl Johan peut-être) mais pourtant Edvard Munch ne se résume pas à cette image d’un cri infini, Edvard Munch c’est avant tout un peintre à cheval entre deux siècles, un peintre avec des préoccupations de son temps. 


angoisses et désir selon Munch prend pour point de départ l’année 1902, le 11 novembre précisément. Un événement majeur, inoubliable, arrive ce jour-là : son amante, Tulla, lui tire dans la main gauche. 


Cette entrée intimiste de Munch a le mérite de nous plonger au cœur du thème principal choisi par Marc Lenot : les femmes dans la vie du peintre. 


Dans cette biographie romancée, l’auteur s’arrête sur les expériences de Munch tout en développant les sentiments qu’il puise directement à la source en citant le peintre pour être au plus vrai

« La vérité se situe entre deux mensonges »

ou bien il cite des tableaux et c’est dans l’analyse que l’on comprend où le peintre norvégien a voulu en venir. 


Ce qu’il a voulu montrer, ce qu’il a voulu dire… ses relations aux femmes sont complexes mais n’ont rien de misogynes contrairement à ce que l’on peut croire. 

Oui il a appelé des tableaux Vampire, Madone, Jalousie, oui il y a eu de nombreuses femmes dans sa vie, de nombreuses femmes qui l’ont fait souffrir, qui l’ont abandonné, qui l’ont mal-aimé.

Oui Edvard Munch a une relation très complexe avec les femmes, relation que sa peinture traduit plus que n’importe quel mot. 


Il faut dire qu’il souffre d’un abandon originel : sa mère, tuberculeuse, n’a jamais eu de marque d’affection de peur de transmettre son fardeau. Lorsque le petit Edvard a cinq ans sa mère s’éteint et c’est sa tante qui prend le relais. Par la suite c’est son pilier, sa sœur aînée Sophie, qui succombe à la maladie. 

« Les femmes de mon enfance furent tragiques et désincarnées. »

Munch est seul car sa famille est maudite. 


Cette certitude d’une génétique meurtrière est ce qui le persuade de ne jamais avoir d’enfant : à quoi bon transmettre son mal-être, ses angoisses (de liberté), sa solitude, sa peur du désir ? A quoi bon avoir un enfant car son héritage reviendrait à le condamner ? 


Mais Marc Lenot le montre très bien, il n’y a pas de haine des femmes, il y a une réflexion, et même un désir prégnant, il y a l’envie et l’interdit ; un mélange d’interrogations sans fin que Munch a tenté d’illustrer grâce à sa multitude de tableaux mettant en scène des femmes — un tiers de sa production représente des femmes, preuve qu’elles étaient pour lui une source inépuisable d’inspiration. 


En s’arrêtant sur les figures féminines qui ont marqué sa vie (le primo romancier va jusqu’à prendre la voix de deux femmes de l’entourage du peintre) Marc Lenot nous entraîne à la découverte de la psyché de Munch, au cœur des interrogations essentielles de l’homme autant que de l’artiste. 

On découvre un homme malheureux, mais un homme qui pense que son malheur est en partie le moteur de sa création. 


Car tout n’est pas noir. Si la dépression (et l’alcoolisme notamment) n’a eu de cesse de planter ses griffes dans ce corps au désir famélique, elle n’en demeure pas moins une des raisons expliquant la variété d’œuvres signées Edvard Munch. 


Mention spéciale pour l’inclusion des mots du peintre norvégien, ainsi que pour les descriptions picturales qui donnent une autre vision des œuvres, diverses, qui n’ont que peu de choses à voir avec Le Cri - peinture que Marc Lenot a eu la bonne idée de laisser de côté. 

Mais je n’ai pas décrit que des stéréotypes de « la Femme » ; j’ai peint des femmes, ni vampires, ni madones, ni prostituées, figures humaines individualisées, complexes et diverses : un tiers de mes cent quarante portraits est constitué de portraits féminins et, de tous mes tableaux, il y en a bien un tiers qui parle d’amour, des femmes, de l’énergie sexuelle, d’une manière ou d’une autre.

Merci encore Atelier Henry Dougier pour cette découverte. 


↗️ Pour tous les amoureux du peintre norvégien ! 

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Le dernier sommeil selon Caravage d'Alain le Ninèze


En s’intéressant au tableau représentant la Vierge montant au ciel, Alain le Ninèze aborde les dernières années de la vie du Caravage. 

En prenant pour narrateur un fidèle apprenti du peintre italien, l’auteur se concentre sur les sources historiques. 



On retrouve donc la plupart des éléments déjà vus dans le roman historique de Peter Dempf à quelques exceptions près - si le peintre italien vous intéresse et que vous aimez les thrillers, Le Mystère Caravage est fait pour vous ! - dont la plus importante est le fait qu’il n’y a pas autant d’intrigues et de personnes qui souhaitent faire tomber le Caravage. 

Néanmoins on retrouve les mêmes protagonistes (les mêmes protecteurs notamment), ainsi que le même postulat de départ : un corps de femme a été retrouvé dans l’eau, le peintre va récupérer le cadavre pour peindre sa Vierge. Problème c’est une prostituée et une ancienne maîtresse avec ça ! 


Un livre très court pour en apprendre plus sur les dernières années de la vie de Michelangelo Merisi da Caravaggio (appelé le Caravage en référence à son village de naissance : Caravaggio), mais aussi sur son tableau La Mort de la Vierge (1601-1606), exposé au Louvre. 

Saviez-vous que le Caravage et Rubens se sont rencontrés ? C’est à l’artiste flamant, grand admirateur de l’italien, que l’on doit l’achat du tableau par le duc de Mantoue. 

Aussi, l’auteur s’intéresse aux techniques de création du peintre et si la tableau au centre du texte est celui de La Mort de la Vierge, il n’empêche qu’il en mentionne d’autre comme c’est le cas de Madone aux serpents

Mon tableau illustre cette phrase de la Vulgate où il est écrit que Jésus « écrasera la tête du serpent ». Jésus ou bien Marie, il y a une incertitude sur ce point dans le texte latin de Jérôme : selon le choix qui est fait entre l’un ou l’autre, on est jugé bon catholique ou, au contraire, partisan caché de ceux qui ne vénèrent pas la Vierge Marie, je veux dire les réformés. J’ai contourné le problème en leur faisant poser tous deux en même temps le pied sur la tête du serpent. Mais cela n’a pas suffi aux cardinaux de Saint-Pierre, ils ont jugé que je n’avais pas tranché assez nettement en faveur de Marie. Autrement dit, pour eux, je fais des concessions aux luthériens, je suis de leur côté… 


J’ai pris plaisir à retrouver la plume d’Alain le Ninèze qui va droit à l’essentiel comme c’était déjà le cas avec La femme moderne selon Manet, bien que le traitement soit radicalement différent. 

L’auteur nous dévoile qu’il s’est inspiré des deux premiers biographes du peintre milanais : Giovanni Baglioni et Giulio Mancini, mais il n’empêche, les sources ont beau être existantes, elles demeurent incomplètes et mystérieuses, notamment quand il s’agit d’élucider la mort du Caravage…


Le dernier sommeil selon Caravage donne un aperçu de la fin de la vie du grand peintre Caravage tout en mettant en valeur sa peinture et son génie. 


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La femme moderne selon Manet d'Alain le Ninèze 

Pendant mes années lycée j’ai choisi de prendre l’option Histoire de l’art ce qui m’a permis de découvrir une multitude de choses et d’en apprendre un peu sur l’histoire picturale. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie (pas seulement), mais bien parce que j’ai eu l’impression d’être face à ma professeur d’HIDA lors de ma lecture de ce titre. 

En s’intéressant à Édouard Manet et à sa magnifique OlympiaAlain le Ninèze revient notamment sur l’année 1863, très importante dans la peinture, car à cette époque les peintres sont esclaves du Salon, ils dépendant du jury de celui-ci, jury pour le moins conservateur. 


En 1863, Manet et ses amis peintres sont refusés, mais face à une nouvelle injustice (le classicisme perdure tandis que ceux que l’on appelle les modernes sont laissés sur le carreau, ce qui, une vingtaine d’années auparavant, a commencé à faire des remous. Baudelaire a par exemple pris la plume pour défendre ces peintres qui entraient en rupture avec le rigidité du Salon officiel), il n’est pas question d’en rester là. 


C’est d’ailleurs pour cette raison que Napoléon III a pris la décision d’exposer les refusés dans une aile du Palais de l’Industrie qui abrite déjà le Salon officiel. 

Ce salon des refusés a permis à Manet d’y exposer son Déjeuner sur l’herbe, considéré comme moralement discutable. 


L’année 1863 est aussi celle où Manet a peint l’Olympia (présenté au Salon deux ans plus tard), ce tableau que l’on peut aujourd’hui admirer au Musée d’Orsay. Ce qui est amusant d’ailleurs c’est que la Vénus moderne de Manet se trouve à proximité du tableau qui a rencontré un vif succès au Salon cette année-là : La Naissance de Vénus de Cabanel, chef-d’oeuvre de l’art académique. 


L’Olympia et la Vénus sont radicalement différentes et témoignent d’un changement de goût et d’approche picturale. 

Manet entend renouveler la peinture : au diable les anges et autres thèmes religieux, au diable les convenances et bonjour à la réalité. Bonjour à cette femme, Victorine Meurent, modèle de Manet et narratrice du livre qui nous intéresse. 


Victorine a posé à de nombreuses reprises pour le peintre sur une période de dix ans, avant de devenir elle-même peintre, mais Alain le Ninèze s’intéresse uniquement à la relation entre Manet et Victorine en imaginant un journal intime écrit par la main féminine. Journal intime relatant ses rencontres avec Manet ou certains de ses amis - la « bande des Batignolles ». Elle raconte sa relation avec le peintre, uniquement platonique (elle était lesbienne), les réalisations et la réception des toiles… elle nous entraine dans l’intimité du travail du peintre, là où Catherine Guennec nous emmenait dans l’intimé familiale de Hopper


Ainsi le peintre est omniprésent mais il est en même temps une figure fantomatique du livre. Présent et transparent.

Victorine s’impose comme la figure forte, à l’instar de sa présence dans les toiles de Manet : elle concentre toute l’attention. 


La femme moderne selon Manet reprend l’histoire de l’art et cette fameuse rupture entre classique et moderne. On rencontre des noms connus au détour des cafés et on est transportés dans ce Paris des années 1880 pour notre plus grand plaisir. 



Bien différent du livre sur Cape Cod Evening de Hopper, Alain le Ninèze parvient à nous immerger dans une époque révolue mais ô combien passionnante ! Mais toujours par le biais d’un personnage considéré comme secondaire par l’Histoire. 




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Les heures suspendues selon Hopper de Catherine Guennec

 

Il interrogeait Ed sur l’absence de personnages, ou leur isolement. Ed, et ça je m’en souviens parfaitement, avait répondu, à contrecoeur, presque à voix basse : « C’est sans doute le reflet de ma propre solitude, je ne sais pas… C’est peut-être aussi toute la condition humaine. »


Qui n’a jamais eu envie d’entrer dans un tableau ? De connaître sur le bout des doigts ses traits, ses nuances de couleur ? Qui n’a jamais souhaité connaître son histoire ? Sa clé de fabrication ? 

Avec sa nouvelle collection « Le roman d’un chef-d’oeuvre », les éditions Henry Dougier nous offre cette possibilité. 





Catherine Quennec s’est penché sur l’immense Edward Hopper et son tableau Cape Cod Evening

C’est l’occasion pour le lecteur de plonger à la fois dans l’oeuvre picturale mais aussi de découvrir la relation du peintre avec sa femme, Josephine. 

C’est par le point de vue de cette dernière que l’histoire du tableau, et plus largement de sa vie avec Hopper, nous est racontée. 

On peut dire qu’Hopper n’était pas des plus faciles à vivre. 

Et que Joséphine a été malheureuse et laissée dans l’ombre. 


La vie du couple, celle de l’artiste… tout était bon pour aspirer la belle Joséphine, elle-même peintre, mais qui peut bien s’en souvenir ? 

N’a-t-elle pas tout abandonné pour lui ?   


J’ai lu ce roman comme un hommage au peintre évidemment, mais surtout un hommage à celle qui a partagé sa vie, qui a été son seul et unique modèle, celle qui méritait tellement plus et s’est contentée de si peu. 


J’ai refermé Les heures suspendues selon Hopper avec l’impression d’avoir découvert un destin brisé et malgré tout si brillant ! J’ai fait la rencontre de la femme de mon peintre préféré (avec Courbet !) et j’ai pu assister à une plongée au coeur de son oeuvre grâce aux renvois à certaines de ses toiles. 


Si vous aimez Hopper, si vous aimez le mélange réalité/fiction, ce livre est fait pour vous ! 

Pour les autres, les ateliers Henry Dougier ont également publié des histoires autour de tableau de Géricault, Van Gogh, Klimt ou encore Gauguin. 

Et pour ma part il me reste à découvrir « La femme moderne selon Manet » avec son célébrissime tableau Olympia


Après avoir lu ce titre, quelle n’a pas été ma tristesse quand j’ai lu que Joséphine a fait don de toutes les oeuvres de son mari mais aussi des siennes avant de mourir. La plupart de ses toiles ont tout simplement été jetées par manque de place. 

Aujourd’hui, Joséphine n’a toujours pas eu la renommée qu’elle méritait : elle n’a encore jamais été exposée… 


« Chez Hopper, on a toujours l’impression que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer » confie encore Wim Wenders.






dimanche 4 juin 2023

Nathalie Sorokine - la passion folle de Julie Duchatel

Elle a la tristesse crue et sans pathétique celle-là, songe Beauvoir.

Simone de Beauvoir compte parmi les écrivains qui ont imposé une marque durable sur mon parcours de lectrice, en particulier les Mémoires d'une jeune fille rangée

Mais je ne connaissais pas du tout Nathalie Sorokine ! et pour cause : je me suis arrêtée avant la lecture de Tout compte fait

Des relations de Simone de Beauvoir il y a évidemment Sartre, évidemment Nelson Algren, évidemment Olga (que l'on retrouve dans L'Invitée)... décidément je n'ai pas été assez loin dans l'oeuvre autobiographique de Beauvoir pour rencontrer l'étonnante, l'indomptable Nathalie Sorokine. 

La biographie débute sur le lycée, sur la rencontre entre Nathalie et sa nouvelle professeure de philosophie ainsi que sur les rivalités parmi les élèves. Les discussions autour de la philosophie sont autant de passages qui donnent une autre vision de la plus jeune agrégée de France à l'époque. J'ai eu le sentiment de découvrir une nouvelle facette de Beauvoir, quelque chose d'absent de son oeuvre autobiographique. 

J'ai eu l'impression de voir se fusionner la grande dame et la femme simple, l'être humain qui respire et prend le métro pour rentrer, qui fait la cuisine pour les autres. 

Malgré tout, je crois que j'ai préféré les passages sans Beauvoir, les pages où Sorokine rencontre Sartre ("On va la surnommer Sarbakhâne.. Elle a l'exotisme de l'arme et le charme du jouet.") ou Giacometti, celles où elle rencontre Bourla, brièvement mais intensément, celles où la jeune femme s'émancipe de ses parents...

Le sous-titre du livre (La passion folle, sans parler du bandeau : 30 ans d'amour avec Simone de Beauvoir) insiste sur la philosophe, faisant d'elle le personnage central au même titre que Nathalie Sorokine (effectivement c'est un bon argument de vente) mais la vie de Nathalie est déjà tellement riche ! Sa relation avec Beauvoir est centrale mais elle ne raconte pas la flamboyance, la sauvagerie presque qui habitait Nathalie. 

Que Simone de Beauvoir soit un pilier à l'origine de la fondation, aucun doute, mais Nathalie Sorokine n'est pas remarquable uniquement pour cette raison ; Nathalie est remarquable par sa force de penser, sa vivacité, son culot.

J'ai adoré suivre cet esprit libre, indépendant, et même quand elle perd un peu de son éclat, quand la vie devient dure et qu'elle s'y perd, quand elle part en Amérique et change du tout au tout, Nathalie reste passionnante.  

Le comportement de Simone de Beauvoir pose questions : après Olga et Bianca (Beauvoir a subi une suspension de sa carrière d'enseignante pour "incitation de mineure à la débauche") Nathalie est la nouvelle jeune protégée de la militante. On suit d'ailleurs le moment où Beauvoir et sa famille attendent le verdict de l'Académie pour trancher son cas. La question n'est pas frontalement abordée mais n'empêche : était-ce normal ? ces relations n'ont-elles pas porté préjudice à ces jeunes femmes ? 

Pour info : Olga, Bianca et Nathalie auraient toutes trois confié que leur relation avec Beauvoir et/ou Sartre aurait eu un impact psychologique sur elles (voir Philosophers Behaving Badly). Chose qu'il me semble utile de préciser puisque cette question des conséquences me semble évacuée un peu trop rapidement. 

Bref, ce n'est pas tout à fait le propos. 

La fin est déchirante, elle conclut une amitié durable malgré l'éloignement et les aléas de la vie. Sorokine demeure dans le coeur de ceux qui ont eu le plaisir de la rencontrer. Sorokine demeure aujourd'hui grâce à Julie Duchatel et à sa biographie qui donne à voir une femme battante et libre, une femme qui, peut-être, s'est perdue à cause de la guerre, mais qui n'en demeure pas moins une femme d'exception.

Selon elle, cette famille de coeur, bien que parfois orageuse, vaut mieux que sa famille de sang qui s'est rompue comme une hémorragie.

Une belle biographie sur une femme qui gagnerait à être connue ! Le style de Julie Duchatel est à la hauteur de son propos, les pages se tournent sans que l'on s'en rende compte. 

Pour celles et ceux qui aiment Beauvoir et sa clique, ou pour une plongée dans la France de la fin des années 30 et des années 40. 

dimanche 23 avril 2023

Meurtres haute couture d'Astrid Faguer & Maud Gabrielson

Séguier est une maison d'édition que j'ai découverte grâce à la biographie sur Patrick Procktor (que je recommande si vous aimez les biographies et/ou la peinture). Cette fois pas de peinture mais une plongée dans l'univers par le biais d'un prisme que j'affectionne particulièrement : le fait divers. 


Le milieu de la mode est un rêve pour beaucoup d'entre nous. Si les mises en garde sont nombreuses à cause des conditions plus que déplorables, d'extérieur on voit la haute couture comme un temple de la minceur et de la beauté. On idéalise, on se fait une idée fausse de ce que cela peut être, de travailler dans ce monde. 

Mais comme partout, et d'autant plus dans un milieu de strass et paillettes, les débordements, les dérives, les accidents arrivent. 

Astrid Faguer et Maud Gabrielson, toutes deux journalistes, se sont penchées sur neuf faits divers et donnent ainsi à voir la noirceur derrière les photographies en papier glacée. 

Certaines histoires sont largement connues, en tête l'assassinat de Maurizio Gucci mit en scène par Ridley Scott il y a deux ans ou l'enlèvement de la fille de Calvin Klein en 1978. D'autres en revanche ont bien mérité leur mise en lumière : Katoucha dont la fin est aussi énigmatique que sa carrière a été fulgurante, Marie-Josée Saint-Antoine que je ne connaissais pas du tout et qui a été retrouvée morte en juin 1982 ("Huit coups de couteau ont ainsi scellé le destin de l'apprenti top model"). 

L'avantage de ce recueil tient dans sa construction. Les faits divers possèdent des chapitres courts et les faits sont décrits avec une exactitude appréciable. Fidèles à leur métier de journaliste, Astrid Faguer et Maud Gabrielson ne s'encombrent pas de fioritures, pas d'allers-retours ou d'éléments inutiles. Elles vont à l'essentiel ce qui permet de capter l'essence du drame mais aussi de s'approcher au plus près des faits. 

Un des faits divers que j'ai préférés est celui sur Katoucha car il n'a pas de résolution miracle, il n'y a que des hypothèses mais aucune confirmation fiable du destin de la belle mannequin. De même, le fait de s'intéresser à des histoires plus ou moins connues permet à chacun de s'y retrouver - par exemple je connaissais grossièrement l'histoire de l'enlèvement de la fille de Calvin Klein mais je n'avais jamais entendu parler de la séquestration de la famille Guerlain. En d'autres mots, j'ai aimé la diversité et l'intérêt porté à des histoires plus ou moins relayées, plus ou moins récentes. 

Le seul hic pour moi, c'est le titre. Evidemment c'est racoleur d'avoir un "Meurtres" dans le titre, mais bien que la plupart des faits divers concernent des enquêtes de meurtres, certaines ne le sont pas. Le terme n'a pas sa place dans une histoire où il s'agit de kidnapping, par exemple. 


Il me semble en avoir déjà parlé dans mon article sur Patrick Procktor, mais je le redis ici tellement c'est important : la qualité du livre est très très agréable ! Il n'est pas trop lourd, il est très souple et puis il y a de la place dans les marges pour annoter ! Décidément, j'adore ce format ! 

En résumé si vous aimez la mode mais que vous voulez avoir un aperçu différent de ce que l'on a l'habitude de trouver ou si vous aimez les faits divers et que vous ne connaissez pas ceux-là, je vous recommande Meurtres haute couture ! 


dimanche 16 avril 2023

Maman, la nuit de Sara Bourre

Maman change de corps et habite des silences de plus en plus épais. Elle est belle, souvent, on dirait un papillon. 

Pour son premier roman, Sara Bourre s’intéresse à la figure maternelle, à la relation complexe entre une mère et sa fille.


Entre haine, fascination, dégoût et affection, notre narratrice nous embarque à ses côtés, elle nous plonge dans les méandres d’une relation toxique, ambivalente.

Aux antipodes des relations lambda, Maman, la nuit décrit un amour à la puissance destructrice, une histoire étrange, mystérieuse, parfois gênante.

Maman parle comme tout le monde parle, c’est-à-dire à demi-mot, à demi-vérité, au hasard d’une pensée qui s’arrange avec elle-même, qui tourne autour des choses sans jamais les saisir. Une pensée trop épaisse, paresseuse, lancinante, qui vous flanque pour des jours et des jours le mal de mer. J’écoute et je reste loin.

Pas de nom pour la narratrice, pas de nom pour la mère non plus. Quel besoin de donner un nom quand on écrit à la première personne et que l’on parle de sa mère encore et toujours. Quel meilleur nom que Maman pour désigner cette femme à qui l’on doit tout ?

« Maman a disparu »

Trois mots qui claquent, qui blessent, qui questionnent : comment a-t-elle disparu ? était-ce un accident ? un suicide ? une fuite en avant ?

Maman, la nuit raconte en des chapitres très courts le quotidien de la narratrice aux côtés de sa mère. Leur vie de recluse, les cancans, les blessures, les incompréhensions. La brièveté des chapitres répond au style de l’écrivain, à la poésie presque à fleur de peau, une poésie qui percute, qui chahute. Une poésie qui renforce le bizarre, la solitude, le rejet. Une poésie nécessaire pour aimer à sa juste valeur cette histoire d’une mère et sa fille, de leur relation oscillant entre amour et haine, emprisonnement et liberté.

Parfois j’ai des pensées comme des échardes à l’intérieur. Des pensées épaisses

brûlantes

des grandes traînées de lave

des explosions 

des catastrophes imminentes 

dessous ma peau.

Un roman magnifique, un premier qui plus est, qui m’a fait penser à Jusqu’au bout de la terre ou même à Sauvage, deux romans qui m’ont profondément marquée et qui racontent la vie en marge.

Et parce que je ne m’en lasse pas, voici un autre extrait qui témoigne, une fois encore, de la beauté du texte :

J’occupe le temps. Il faut bouger son corps dans le temps pour qu’il passe, pour qu’il file plus vite, qu’il aille voir plus loin si nous y sommes encore. 

Est-ce que nous y sommes encore ? 


dimanche 19 mars 2023

Les Mangeurs de nuit de Marie Charrel

Années 1920. L’appréhension est palpable pour Aika qui ne connaît que l’école pour fille de Kyoto et qui se retrouve confrontée à l’exil. Elle doit partir au Canada pour se marier, car son père a jeté le déshonneur sur sa famille et aucun Japonais n’acceptera de l’épouser maintenant. 


Sur le bateau, d’autres femmes s’en vont aussi, elles agitent la photo de leur futur mari, elles ne pensent qu’à ça. Il faut dire qu’elles n’ont plus que ça. Ce qu’il y a derrière l’horizon est le seul salut possible. Ces femmes sont des picture brides ; leur demande en mariage a été faite suite à l’envoi de photographies, de leur futur mari elles ne savent rien à l’exception de ce qu’ils ont bien voulu dire dans les lettres. 


Lors de la traversée infernale et d’une longueur décourageante, Aika va faire la connaissance de Kiyoko pourvue d’une vivacité d’esprit encore étrangère à la jeune femme de 17 ans.


La rencontre est la désillusion suprême : non seulement il a menti sur son âge mais aussi sur son activité. Elle courbe l’échine parce qu’il n’y a d’autres choix, elle donne naissance à une fille, mais ça ne l’atteint pas. Dévorée par le ressentiment, elle est ailleurs. 


Hannah Hoshiko grandit avec une mère mal-aimante et un père rêveur, un père pour qui les histoires sont le poumon de la vie. 

Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer. 

Qui ?

Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve. 

Il faut les sauver ! Mais comment ? 

En laissant les histoires entrer en soi.

Son monde disparaît quand ils quittent leur camp au milieu de la nature pour Vancouver. 

Hannah découvre le regard haineux des autres, la mise à l’écart, les menaces. Elle ne comprend pas : n’est-elle pas née ici, n’est-elle pas Canadienne comme les autres ? 

Enfant de la deuxième génération, Hannah ne sait pas où est sa place. 

Les Nisei sont la génération déchirée.


Rien d’étonnant si quelques années plus tard on la retrouve de retour dans la nature de la Colombie-Britannique. Ce qui l’est plus, c’est sa rencontre avec un animal de légende sur ces terres, un ours blanc, le Moksgm’ol. 


Jack est un creekwalker (son travail consiste à relever le nombre de poissons observés sur un temps donné pour permettre la régulation de la pêche) un solitaire dans l’âme, d’autant plus depuis que son petit frère s’est engagé. Mais quand il va trouver Hannah inconsciente et sévèrement touchée par un animal il n’a d’autre choix que de la recueillir. 


Cette lecture a suivi celle de L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, également publié aux éditions de l’Observatoire en cette rentrée d’hiver 2023. Je n’ai pu qu’y observer une forte similitude : la façon dont les histoires sont, pour certains personnages, absolument nécessaires pour appréhender leur exil. Les histoires sont ce qui permet de conserver un lien, de ne pas rompre avec le pays que l’on a dû quitter par pauvreté ou par menace. 


Là aussi il y a la présence de termes propres à la langue natale, même des termes qui n’ont pas d’équivalent quand ils sont traduits, il y a les contes du Japon qui rencontrent les légendes indigènes, les Tsimshian (« Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre ») pour donner quelque chose de magnifique. 


Kuma lui parle des mangeurs de nuit, également. Il lui raconte l’histoire des semeurs d’espoir, ces oiseaux aux plumes aussi rougeoyantes qu’un coucher de soleil, à qui les dieux ont jeté un sort : 

- Ils ne peuvent pas se poser, jamais, alors ils dorment en volant et se nourrissent de miettes de nuage. Sais-tu pourquoi, Hannah ? En leur interdisant d’approcher le monde des hommes, les dieux se sont assurés que leurs rêves ne seraient jamais brisés. Mais chaque fois que l’un de ces oiseaux perd une plume, il sème un peu de ses rêves ici-bas. 


L’écriture de Marie Charrel nous mène à l’essentiel, elle met en avant le sublime de la nature et sa supériorité sur nous. Les Mangeurs de nuit est une histoire magnifique qui, pour ma part, a tout d’un excellent roman : on y trouve l’attachement lié aux personnages du récit raconté et la mise en contexte, l’instillation de ces cultures, de ces traditions inconnues ou méconnues parce que différentes des nôtres...

En d’autres mots, avec Les Mangeurs de nuit on vibre et on apprend – ne s’agit-il pas des meilleures histoires ? 

Chacune de nos paroles et pensées laisse une empreinte sur les créatures alentour, les arbres, les pierres, l’océan, les fleuves. « Voilà pourquoi il ne faut jamais se laisser aller à de mauvaises pensées. Ne jamais mal se conduire. » Rien n’est oublié. Nos mots nourrissent des énergies qui reviennent à nous pour préserver le grand équilibre, d’une façon ou une autre. Tout acte commis ou envisagé générera une cascade de conséquences ne devant rien au hasard, jamais. 

La promise au visage de fleurs de Roshani Chokshi

Il était une fois un homme qui croyait aux contes de fées. Il était une fois un homme qui savait que les contes révèlent ce qui demeure cach...