dimanche 19 mars 2023

Les Mangeurs de nuit de Marie Charrel

Années 1920. L’appréhension est palpable pour Aika qui ne connaît que l’école pour fille de Kyoto et qui se retrouve confrontée à l’exil. Elle doit partir au Canada pour se marier, car son père a jeté le déshonneur sur sa famille et aucun Japonais n’acceptera de l’épouser maintenant. 


Sur le bateau, d’autres femmes s’en vont aussi, elles agitent la photo de leur futur mari, elles ne pensent qu’à ça. Il faut dire qu’elles n’ont plus que ça. Ce qu’il y a derrière l’horizon est le seul salut possible. Ces femmes sont des picture brides ; leur demande en mariage a été faite suite à l’envoi de photographies, de leur futur mari elles ne savent rien à l’exception de ce qu’ils ont bien voulu dire dans les lettres. 


Lors de la traversée infernale et d’une longueur décourageante, Aika va faire la connaissance de Kiyoko pourvue d’une vivacité d’esprit encore étrangère à la jeune femme de 17 ans.


La rencontre est la désillusion suprême : non seulement il a menti sur son âge mais aussi sur son activité. Elle courbe l’échine parce qu’il n’y a d’autres choix, elle donne naissance à une fille, mais ça ne l’atteint pas. Dévorée par le ressentiment, elle est ailleurs. 


Hannah Hoshiko grandit avec une mère mal-aimante et un père rêveur, un père pour qui les histoires sont le poumon de la vie. 

Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer. 

Qui ?

Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve. 

Il faut les sauver ! Mais comment ? 

En laissant les histoires entrer en soi.

Son monde disparaît quand ils quittent leur camp au milieu de la nature pour Vancouver. 

Hannah découvre le regard haineux des autres, la mise à l’écart, les menaces. Elle ne comprend pas : n’est-elle pas née ici, n’est-elle pas Canadienne comme les autres ? 

Enfant de la deuxième génération, Hannah ne sait pas où est sa place. 

Les Nisei sont la génération déchirée.


Rien d’étonnant si quelques années plus tard on la retrouve de retour dans la nature de la Colombie-Britannique. Ce qui l’est plus, c’est sa rencontre avec un animal de légende sur ces terres, un ours blanc, le Moksgm’ol. 


Jack est un creekwalker (son travail consiste à relever le nombre de poissons observés sur un temps donné pour permettre la régulation de la pêche) un solitaire dans l’âme, d’autant plus depuis que son petit frère s’est engagé. Mais quand il va trouver Hannah inconsciente et sévèrement touchée par un animal il n’a d’autre choix que de la recueillir. 


Cette lecture a suivi celle de L’Odyssée de Firuzeh de E. Lily Yu, également publié aux éditions de l’Observatoire en cette rentrée d’hiver 2023. Je n’ai pu qu’y observer une forte similitude : la façon dont les histoires sont, pour certains personnages, absolument nécessaires pour appréhender leur exil. Les histoires sont ce qui permet de conserver un lien, de ne pas rompre avec le pays que l’on a dû quitter par pauvreté ou par menace. 


Là aussi il y a la présence de termes propres à la langue natale, même des termes qui n’ont pas d’équivalent quand ils sont traduits, il y a les contes du Japon qui rencontrent les légendes indigènes, les Tsimshian (« Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre ») pour donner quelque chose de magnifique. 


Kuma lui parle des mangeurs de nuit, également. Il lui raconte l’histoire des semeurs d’espoir, ces oiseaux aux plumes aussi rougeoyantes qu’un coucher de soleil, à qui les dieux ont jeté un sort : 

- Ils ne peuvent pas se poser, jamais, alors ils dorment en volant et se nourrissent de miettes de nuage. Sais-tu pourquoi, Hannah ? En leur interdisant d’approcher le monde des hommes, les dieux se sont assurés que leurs rêves ne seraient jamais brisés. Mais chaque fois que l’un de ces oiseaux perd une plume, il sème un peu de ses rêves ici-bas. 


L’écriture de Marie Charrel nous mène à l’essentiel, elle met en avant le sublime de la nature et sa supériorité sur nous. Les Mangeurs de nuit est une histoire magnifique qui, pour ma part, a tout d’un excellent roman : on y trouve l’attachement lié aux personnages du récit raconté et la mise en contexte, l’instillation de ces cultures, de ces traditions inconnues ou méconnues parce que différentes des nôtres...

En d’autres mots, avec Les Mangeurs de nuit on vibre et on apprend – ne s’agit-il pas des meilleures histoires ? 

Chacune de nos paroles et pensées laisse une empreinte sur les créatures alentour, les arbres, les pierres, l’océan, les fleuves. « Voilà pourquoi il ne faut jamais se laisser aller à de mauvaises pensées. Ne jamais mal se conduire. » Rien n’est oublié. Nos mots nourrissent des énergies qui reviennent à nous pour préserver le grand équilibre, d’une façon ou une autre. Tout acte commis ou envisagé générera une cascade de conséquences ne devant rien au hasard, jamais. 

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