dimanche 26 mars 2023

La poésie bilingue chez Seghers

Parlons un peu des éditions Seghers. Parlons surtout aujourd'hui des supers éditions bilingues publiées par Seghers. 

Maya Angelou, Tennessee Williams, Pablo Neruda... autant d'auteurs de nationalités différentes que les éditions Seghers nous proposent de découvrir à la fois dans leur traduction et dans leur version originale. De quoi se laisser tenter, non ? 


Et pourtant je m'élève (1978) Maya Angelou

Puis tu as surgi dans ma vie 

Comme une aube promise. 

Illuminant mes jours de l’étincelle dans tes yeux.

Je n’ai jamais été aussi fort, 

Maintenant que j’ai trouvé ma place. 


Then you rose into my life

Like a promised sunrise. 

Brightening my days with the light in your eyes. 

I’ve never been so strong, 

Now I’m where I belong. 

À notre place, duo / Where We Belong, A Duet 


Maya Angelou est une femme qui ne cesse de surprendre. Après ma découverte de deux textes autobiographiques chez Notabilia (on attend la suite !), je la rencontre en poétesse avec ce recueil de 32 poèmes publié en 1978.        

Trois parties (Touche-moi, / Vie, sans douceur ; En voyage ; Et pourtant je m’élève) pour aborder des thèmes centraux du combat de Maya Angelou : que signifie naître femme ? que signifie naître noire ? ou encore de naître pauvre ?


La haine est présente au même titre que l’amour. Elle s’interroge sur ses frontières, sur son lien avec l’amour aussi. C’est le cas dans le poème « A Kind of Love, Some Say » qui ouvre le recueil : 


La haine souvent est floue. Elle 

S’étale dans des zones au-delà d’elle-même. Et

Les sadiques n’apprendront jamais que 

L’amour, par nature, inflige une douleur 

Inégalée par le bourreau. 


Hate often is confused. Its 

Limits are in zones beyond itself. And 

Sadists will not learn that 

Love by nature, exacts a pain 

Unequalled on the rack. 

Une sorte d’amour, comme ils disent / A Kind of Love, Some Say         


La haine côtoie le souvenir frôlant la nostalgie (v. le poème "Just for a Time") et la violence : 


Les rêves font défaut,

Des peurs spontanées dans les rues du quartier

T’étreignent. T’étranglent dans une sombre revanche 

Le meurtre est sa propre romance. 


Dreams fail, 

Unguarded fears on homeward streets

Embrace. Throttling in a dark revenge 

Murder is its sweet romance.  

Dégaine de macaque du junkie / Junkie Monkey Reel 


La haine fréquente l’amour aussi, le bonheur de ressentir, le bonheur d’aimer : 


Mon amour,

Dans quelles autres vies, sur quelles autres terres

Ai-je rencontré tes lèvres 

Tes mains

Ton rire courageux

Irrévérencieux. 

Ces doux excès que 

J’adore. 

Quelle certitude existe-t-il 

Que nous nous croiserons encore,

Sur d’autres mondes d’un

Temps futur et non daté. 

Je mets l’impatience de mon corps au défi.

Sans la Promesse

D’une douce rencontre de plus

Je ne daignerai pas mourir. 


Beloved, 

In what other lives of lands

Have I known your lips

Your hands

Your laughter brave 

Irreverent. 

Those sweet excesses that 

I do adore. 

What surety is there

That we will meet again,

On other worlds some

Future time undated. 

I defy my body’s haste.

Without the Promise

Of one more sweet encounter

I will not deign to die. 

                         Refus / Refusal 

Fidèle à elle-même, nulle lamentation dans ses poèmes, Maya Angelou refuse la plainte, elle lui préfère la résilience, l’espoir sans borne et la bienveillance.


Maya Angelou s’est élevée pour atteindre le soleil, elle nous confirme qu’elle est autant une poétesse qu’une militante. Sans doute qu’avec elle, l’un ne peut aller sans l’autre. 


Gros + pour l’édition bilingue de Seghers et pour les explications du traducteur, Santiago Artozqui, qui éclairent les mots de l’écrivain et justifient ses choix de traductions. 


La solitude, c’était le climat dans sa tête, 

Le vide, le partenaire dans son lit, 

La douleur, un écho dans sa démarche 


Solitude was the climate in his head, 

Emptiness was the partner in his bed, 

Pain echoed in the steps of his tread

Willie 

 

Dans l'hiver des villes (1956), Tennessee Williams 

Traduit par Jacques Demarcq. 

Et la jeunesse avec honte
s’écarte de qui l’aime,
baisse les yeux et couvre
le lustre de sa nudité,
tousse et ne peut rendre le regard bien-aimé.

And youth from his lover
draws apart in shame,
looks down and covers
the luster of his nudity,
coughs and cannot return the beloved look.
Vieux avec canne / Old Men With Sticks

Sacré dramaturge Tennessee Williams ! il compte à son actif certaines des pièces les plus renommées du XXe siècle. A titre d'exemple : Un tramway nommé Désir (1947) qui lui a valu le Pulitzer l'année suivante. En parallèle de son oeuvre dramatique, Tennessee Williams se définissait comme un poète avant toute chose. 

Dans l'hiver des villes paraît en 1956 aux Etats-Unis, à une époque où Tennessee Williams est largement reconnu pour son théâtre. La différence principale réside dans la différence de thématiques. 

Son théâtre est celui des marginaux avec des thématiques le plus souvent autobiographiques. Sa poésie aborde son homosexualité, absente de ses pièces. 

Ses poèmes sont l'occasion de mentionner son compagnon de longue date Franck Merlo

De même que son théâtre sa poésie est autobiographique. Ainsi le poème "Recuerdo - III. Lampion de papier (The Paper Lantern)" parle de Rose, sa soeur qui l'a encouragée à écrire lorsque enfant, atteint de la diphtérie, Tennessee a commencé à écrire des poèmes et des saynètes. Sa soeur diagnostiquée schizophrène a été internée en sanatorium ce qui a eu pour effet de brouiller Tennessee avec sa famille :

À quinze ans ma soeur
ne m’attendait plus
en trépignant au coin de la pharmacie White Star,
elle plongeait tête la première dans la découverte, l’Amour !

Puis elle a complètement disparu –

car une explosion d’amour, considérée comme une démence
précoce,
a dévoré de lumière son coeur transparent toute une saison
jusqu’à le brûler, lampion de papier !

– arraché de sa corde !
– dégringolé sur une tente !

vacillant trois fois, paraissant presque crier…
Ma soeur a été plus rapide que moi en tout.

//

At fifteen my sister
impatiently at the White Star Pharmacy corner
but plunged headlong
into the discovery, Love !

Then vanished completely –

for love’s explosion, defined as early
madness,
consumingly shone in her transparent heart for a season
and burned it out, a tissue-paper lantern!

– torn from a string!
– tumbled across a pavilion!

flickering three times, almost seeming to cry…
My sister was quicker at everything than I.

Recuerdo, III. Lampion de papier / Recuerdo, III. The Paper Lantern


Et parce qu'on ne s'en lasse pas, en voici un petit dernier : 

Les yeux sont les derniers à s’en aller.
Ils restent longtemps après que le visage a disparu hélas
dans les chairs dont il est fait.
La langue dit au revoir quand les yeux s’attardent
en silence,
car ils sont les derniers chercheurs à renoncer à leur quête,
ceux qui restent là où les noyés sont rejetés
sur le rivage,
après le départ des lanternes, sans un au-revoir…

The eyes are last to go out.
They remain long after the face has disappeared regretfully
into the tissue that it is made of.
The tongue says good-by when the eyes have a lingering
silence,
for they are the searchers last to abandon the search,
the ones that remain where the drowned have been washed
ashore,
after the lanterns staying, not saying good-by…
Les Yeux / The Eyes





Tes pieds je les touche dans l'ombre, Pablo Neruda

Traduit par Jacques Ancet.


Toi et moi sommes la terre et ses fruits.  
De pain, de feu, de sang et de vin
est le terrestre amour qui nous embrase. 

Tú y yo somos la tierra con sus frutos.
Pan, fuego, sangre y vino
es el terrestre amor que nos abrasa.

Les éditions Seghers n'ont pas fait les choses à moitié avec cette parution ! poème dans leur version originale en chilien sur la gauche, traduction française sur la droite, annotations de chaque poème pour une remise en contexte et même un fac-similé de certains poèmes en fin d'ouvrage pour pouvoir admirer la beauté de l'écriture manuscrite et qui permet de se rendre compte que Neruda écrivait à peu près n'importe où : feuille volante, cahiers d'écolier, menu...

Décidément, il ne manque rien à cette édition pour faire le bonheur des amoureux de celui que l'on considère comme l'un des plus grands poètes chiliens (si ce n'est le plus grand) ! 

Parmi les 21 poèmes inédits écrits entre 1956 et 1973, le sens de certains m'aura échappé - il faut me pardonner, je tâtonne en poésie - mais j'ai malgré tout passé un très beau moment de lecture. 

Pourtant, à ce que je comprends
notre coeur est comme une feuille
et le vent la fait palpiter.

Sin embargo, según entiendo
el corazón es una hoja
el viento la hace palpitar

J'ai aimé les poèmes sur la nature, j'ai aimé l'entendre déclamer son amour pour Mathilde, sa dernière épouse qui s'est occupée de la publication de l'oeuvre de Neruda à sa mort (suspecte). 

D'ailleurs pourquoi pas, un jour, avoir droit à la traduction de Mi vida junto a Pablo Neruda de Mathilde, encore jamais traduit en français ? 

Tes pieds je les touche dans l’ombre, tes mains dans la lumière,
et dans le vol me guident tes yeux d’aigle
Matilde, avec les baisers appris de ta bouche
mes lèvres ont appris à connaître le feu.

Tus pies toco en la sombra, tus manos en la luz,
y en el vuelo me guían tus ojos aguilares
Matilde, con los besos que aprendí de tu boca
aprendieron mis labios a conocer el fuego.



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