mercredi 28 octobre 2020

Le Détour de Luce d'Eramo

« Espérons au moins que cette aventure t’aura appris que chacun doit suivre sans détour son chemin. » 

Comment se raconter des années après ? la mémoire consiste-t-elle en un rafraîchissement ou un enjolivement ?

Ces deux questions sont une infime partie de ce qui fait la richesse de ce livre unique, Le Détour (en italien, Deviazione), édité par Le Tripode pour notre plus grand plaisir. 




Encore un bouquin sur la guerre vous allez me dire. 

Effectivement. 


Mais bien qu’on ait toujours tendance à insister sur la singularité de tel ou tel livre, celui-ci est encore autre chose, il interroge d’autres problématiques. 


D’ailleurs la différence majeure entre ce livre et les autres témoignages réside dans la démarche même de la jeune Luce d’Eramo en 1944.


Après être née et avoir grandi en France jusqu’à l’adolescence, la famille rentre au pays, l’Italie. 

Luce est la fille d’un des membres de la République de Salo. Fille de fasciste, fasciste elle-même, elle veut se faire sa propre idée des camps nazis, voir si la rumeur ambiante est vraie, si le nazisme vaut le fascisme. 

Alors, en février 1944, quelques semaines avant ses 19 ans, Luce d’Eramo embarque direction l’Allemagne. 


L’histoire de cette femme devenue ouvrière volontaire dans les camps de travail donne un aspect inédit : elle n’est pas à proprement parler prisonnière. Ses parents ont de l’influence au pays et son nom est gage de survie. 

Jusqu’à ce que Luce soit rapatriée, et fuit de nouveau. Cette fois sans ses papiers. Considérée comme une prisonnière lambda, elle est déportée à Dachau, et raconte comment elle est parvenue à s’échapper.


Et puis Luce est une idéaliste, elle veut aider les autres peu importe les dangers. 

En février 1945, soit un an après sa fuite, un mur s’ébat sur la jeune femme, venue prêter main forte pour libérer des blessés prisonniers des décombres. 

Le mur lui broie le corps et, désormais paralysée, c’est un long processus de guérison qui attendra la jeune femme. 


Cette histoire hors du commun, elle nous la raconte de manière décousue, éclatée. Le récit est non chronologique — le livre est linéaire du point de vue des dates d’écriture : on commence avec les années 1953-54 pour terminer en 1977. 


En racontant son histoire, l’auteure donne à voir la différence de traitement entre les travailleurs volontaires et les déportés. Elle revient sur sa solitude dans les camps, sur la gentillesse des Russes contrairement aux autres, sur la différence entre sa condition à elle, celle d’une jeune femme cultivée, et celle des autres qui voient d’un mauvais oeil cette gamine qui s’est elle-même engagée. 


Mais Le Détour c’est aussi tellement plus.

C’est une réflexion pointue et d’une extrême richesse concernant la mémoire : 


"[…] toujours est-il que mes souvenirs ne m’aidaient pas du tout. Ils en sont arrivés à se liguer ensemble contre moi pour m’empêcher de passer. C’était comme un embouteillage. Un épisode en tamponnait un autre, lequel en cabossait un troisième et ainsi de suite. Il en surgissait des nouveaux de partout, si bien que les positions respectives de chacun changeaient continuellement. Et puis, ils s’en prenaient à moi. Chacun d’eux prétendait être un souvenir authentique, contrairement à l’autre prétentieux d’à côté qui, poussé par mon imagination, voulait le doubler."


autant qu’une réflexion autour des camps et des différences entre ceux qui ont de l’argent et les autres, prouvant ainsi que l’inégalité pécuniaire demeure, même dans les camps de travail. 


Parce qu’elle était volontaire et parce qu’elle s’est attachée à parler de thèmes peu abordés, Luce d’Eramo confie avec Deviazione un ouvrage exceptionnel, une mine d’or sur la situation en Allemagne à cette époque, sur l’état d’esprit idéaliste d’une jeune femme fortunée — nombreux sont les passages où sa position sociale est vivement critiquée par les détenus qui, eux, n’ont pas eu le choix. 


En tentant de percer le secret de sa mémoire, Luce d’Eramo revient au fil des années sur son expérience concentrationnaire. En usant tantôt d’une narration à la première personne, tantôt à la troisième personne, elle s’interroge sur celle qu’elle était et n’est plus au moment de l’écriture. Parce que ce n’est plus elle, s’instaure une distance. 


Le Détour est riche de réflexions morales et philosophiques autant que de réflexions sur la mémoire et les tours qu’elle peut jouer. C’est un témoignage sur la situation en Allemagne lors de sa chute et de son état sanitaire une fois l’accident survenu. 


Le Détour est un météore. 

Le Détour est passionnant et spécial. 

Le Détour est à lire. 



Le Détour de Luce d’Eramo, traduit par Corinne Lucas Fiorato, et publié chez Le Tripode 






mercredi 14 octobre 2020

Disparaître ici de Kelsey Rae Dimberg

Avec ce premier roman, Kelsey Rae Dimberg s’attaque à un thème en apparence rabâché, celui de la nounou qui s’immisce dans la vie de famille. 


Finn, baby-sitter d’Amabel, petite-fille du sénateur d’Arizona, est aussi étrange que les autres personnages. 

Le démarrage est percutant, le rythme est bon, avec de courts chapitres comme j’aime. Tout semblait fait pour me plaire. 


Une semaine après l’avoir achevé, le doute demeure : apprécié ? déçu ? 


Après avoir fermé le roman pour la dernière fois — après l’avoir largement dévoré — je me suis dit que l’histoire en elle-même est sympa mais pas folle. 

L’ambiance prend aux tripes, on est ballotés entre le faste de la famille Martin et la pauvreté d’autrui, on oscille entre la beauté des célébrations et la tension malsaine perceptible à bien des niveaux. 


Le point fort c’est sans conteste cette habilité à perdre le lecteur, à le faire douter de tous, y compris de la protagoniste dont on se demande quelles sont les véritables intentions. C’est ce qui rend l’ouvrage si attrayant malgré quelques lacunes. 


Ces lacunes, c’est des longueurs — je me rends compte que plus je lis de thriller, plus cette remarque revient — et le style, malheureusement. 


Ce que je vais faire, je déteste le faire mais l’honnêteté prime… Il y a bien trop de mauvaises tournures de phrases — certaines qui ne veulent carrément rien dire. Le style est trop lourd, la lecture en est parfois chaotique. 

Je ne sais pas s’il s’agit de la plume de Dimberg ou de la traduction mais certains passages m’ont énervé. Trop de redondances jumelées à des tournures de phrases fautives, c’est majoritairement ce qui a nui à mon plaisir de lecture. 


Au-delà le roman est incroyablement efficace, je me suis posée tout un tas de questions, j’ai soupçonné tout le monde. Je réfléchissais aux agissements de certains alors que ça n’avait pas lieu d’être. Ou je ne soupçonnais pas la bonne personne…

L’éditeur l’a inscrit sur la quatrième « Kelsey Rae Dimberg tend un véritable piège au lecteur » et c’est on ne peut plus vrai ! 


Il y a des éléments que je n’ai pas vu venir mais après coup on comprend qu’il aurait été possible de s’en rendre compte. L’auteure distille parfaitement son suspense et démontre que chaque détail compte — c’est bien ce qui fait un bon thriller, les détails, non ? 

Mais à côté il y a des éléments que j’ai trouvé invraisemblable comme le couple Philip/Marina, ou le comportement de Finn avec certains hommes… 


Disparaître ici est sans doute l’un des rares thrillers où je me suis sentie déboussolée, avec le sentiment de ne pouvoir faire confiance à personne. 

En pesant le pour et le contre, il faut bien reconnaître que c’est un bon roman malgré des zones d’ombre encore trop nombreuses, une conclusion peut-être un peu simpliste et un style trop chaotique. Dommage. 



À lire pour ceux qui aiment les page turner… et être bousculés. 



Disparaître ici de Kelsey Rae Dimberg, traduit par Tania Capron au Cherche midi ! 

dimanche 11 octobre 2020

Am Stram Gram de M.J. Arlidge

Ils étaient les cartes de visite vivantes, le testament en chair et en os du sadisme d’une tierce personne.

 

Quand on lit rien qu’un peu de thriller, il est impossible d’être passé à côté de ce titre et encore moins de cet auteur. 

Au sein du genre il y a un espèce d’affrontement entre les thrillers/policiers anglophones et les thrillers/policiers nordiques. 



Si à la base je fais partie de la première team (Dennis Lehane coeur coeur) je dois dire que plus je lis de polars nordiques, plus je suis accro (en grande partie à cause de Jo Nesbø !). 


J’avais malgré tout très envie de découvrir la nouvelle plume anglaise à la mode : M.J. Arlidge. 


Am Stram Gram est le premier volume d’une série autour du commandant Helen Grace. Il va nous entraîner au coeur de la folie humaine, au coeur du cerveau malade d’un serial killer, où la perversité atteint son paroxysme. 


En gros les victimes vont toujours être enlevées par deux, ce sont toujours des gens qui se connaissent plus ou moins bien, des gens qui vont devoir faire un terrible choix s’ils veulent rester en vie. 


L’histoire est bien évidemment haletante, la vie perso d’Helen est mise en avant mais sans que ce soit jamais trop redondant. Forcément j’aime le fait que ce soit une femme, que celle-ci soit mystérieuse, etc., j’aime sa relation avec son collègue Mark même si j’ai trouvé qu’on insistait trop sur le cliché du flic alcoolo, devenu sorte de leitmotiv des polars… 


Autant le dire maintenant j’ai passé un bon moment de lecture, j’ai fait défiler les pages jusqu’à la dernière — définitivement il n’y a rien de telle que d’écrire des chapitres assez courts pour me donner envie de dévorer le bouquin. 

L’enquête est intéressante c’est vrai, autant que l’enquête « interne » d’Helen dans le but de découvrir la taupe au sein de la police. 


Mais il y a quand même certains éléments qui étaient vraiment de trop. 

Parce qu’il voulait frapper fort, on dirait que M.J. Arlidge a pris tous les éléments à sensation dans le genre, les à mélanger et pouf, voici Am Stram Gram.

Déjà le choix d’un tueur en série, enfin d’une tueuse en série (vous inquiétiez pas c’est pas un spoil, on l’apprend quasi au début), et puis il y a d’autres choses (que je vais pas dire ici mais qui sont directement liées à Helen et que je trouve d’une grossièreté presque révoltante). Sans parler du destin de Mark.


Ouais non je trouve que c’est trop, qu’il n'y a pas de dosage mais au contraire que c’est un espèce de fourre-tout et débrouille-toi avec.

Qu’on se méprenne pas, je l’ai dévoré le bouquin, je voulais savoir si mes doutes étaient fondés ou non, je voulais savoir comment ça allait bien pouvoir se passer entre Mark et Helen, puis entre Helen et la coupable. 


Malgré ça oui je ressors mitigée. Je ressors avec le sentiment d’avoir lu un livre pas mal mais avec trop de longueurs, trop de répétitions — parce que ouais, sur 400 pages, on nous répète bien trop souvent les mêmes choses. Je ne parle pas des kidnappings, ça c’est normal qu’ils soient quasi toujours pareil, je parle vraiment de ce besoin de répéter des choses qui ont déjà été dites. 

Et je parle aussi de la qualité du texte.J’ai trouvé l’écriture pauvre et répétitive là aussi. 

Je ne sais pas si c’est directement le texte en VO qui est fautif ou si c’est la traduction mais question vocabulaire, c’est clairement pas ça. 


Le dernier élément un peu décevant c’est le fait qu’on ait pas assez de passages autour des séquestrations. À ce sujet j’ai lu il y a des années Des noeuds d’acier de Sandrine Colette et ça n’a rien à voir. Ce dernier est tellement fascinant du point de vue de la victime qu’Am Stram Gram fait pâle figure à côté. 

À l’inverse j’ai trouvé que les descriptions sur les séquelles psychologiques, sur la culpabilité, la honte et l’impossibilité de continuer à vivre étaient abordés avec intelligence et pertinence. 


Enfin tout ça pour dire qu’Am Stram Gram s’est lu comme il fallait : à une vitesse déconcertante. 

Malgré cela il souffre de beaucoup de défauts. Il n’empêche, je lirai très probablement la suite, juste pour savoir où l’auteure va mener son héroïne. 



À lire pour ceux qui veulent un page-turner sympa pour l’été ou un polar pas trop prise de tête mais où on trouve quand même des réflexions intelligentes sur la séquestration, la perte, la culpabilité, la folie, et la façon dont, sans le vouloir, on peut blesser les uns en aidant les autres. 



Am Stram Gram traduit par Élodie Leplat aux éditions 10/18 (collector ici) !






dimanche 4 octobre 2020

La Montagne de minuit de Jean-Marie Blas de Roblès

J’ai rencontré Jean-Marie Blas de Roblès lors du salon du livre de ma ville il y a plus de deux ans. J’ai pu échanger avec lui pendant un petit moment. J’ai rencontré un monsieur intéressant et surtout adorable. Je lui ai confié (avec un peu - pas mal - de honte) que je n’avais jamais lu de livre de lui, mais que j’aimerais découvrir Là où les tigres sont chez eux (pavé, lauréat du Médicis 2008). 



Il a été compréhensif et il m’a plutôt conseillé L’île du Point Némo pour démarrer. 

Le temps a passé et je ne l’ai toujours pas lu. Et puis je suis tombée sur La Montagne de minuit, un roman court. 


Même pas 200 pages pour raconter une histoire où il est question de solitude, de rejet, de passion pour le Tibet et le lamaïsme… et même, contre toute attente, de Seconde Guerre mondiale. 


La Montagne de minuit m’a plu. On fait la connaissance de Bastien, gardien d’une école jésuite. Voilà des années qu’il aurait dû partir en retraite, mais il n’a pas de famille, pas d’amis, pas d’argent. 

Une mère et son fils viennent s’installer dans l’immeuble où il vit. 


Cela va être l’occasion pour Bastien de sortir de son mutisme, mutisme dans lequel il a été plus ou moins forcé. Les raisons sont obscurs mais tout le monde se méfie de lui, surtout quand il s’agit des enfants - au début je croyais, un peu interdite, qu’il s’agissait d’une histoire d’attouchement… 

Quelle a donc été ma surprise quand j’ai compris qu’en réalité il était question de faits survenus pendant la Seconde Guerre mondiale ! 


Bastien semble pourtant inoffensif. Fasciné par le Tibet, il est touchant parce qu’il est seul et qu’il rêve d’une vie à des années lumières de la sienne. 


Sur un coup de tête, Rose (la mère, tout récemment rencontrée) décide de l’emmener au Tibet. 


Voyage initiatique, le Tibet s’affiche comme terre promise pour Bastien qui s’y sent parfaitement dans son élément : il parle la langue, connaît les lieux, etc. 

C’est aussi l’occasion d’en apprendre plus sur son passé, sur le fait que son père et son frère étaient des collabos, sur le fait qu’il est parti en Allemagne, dans une sorte de couvent pour moines tibétains. Ce serait-là que Bastien aurait tout appris. 


C’est grossièrement l’histoire de La Montagne de minuit (sans la fin évidemment !!), mais ce roman c’est aussi tellement plus que ça. 


C’est l’interrogation sur la place du narrateur dans l’histoire, tension qui ressort par le biais des interventions de la mère, Rose, qui s’adresse à son fils, le narrateur, qui a choisi d’écrire sur la vie de Bastien, cet obscur personnage. 

C’est aussi l’interrogation sur la tension entre fiction et histoire. C’est pile le questionnement qui m’intéresse pour mes études, et le retrouver là, sans s’y attendre, c’était inespéré… et passionnant. 


La Montagne de minuit est une illustration du mal que peut faire la littérature à l’histoire. C’est un exemple du fait que les mauvaises informations peuvent rapidement être prises pour vraies. Dans ce sens, le personnage de Rose, historienne de métier, en est la représentante, elle illustre du danger que peut représenter le mensonge, la déformation. 


« - Regarde Dan Brown et son Da Vinci Code. Je me fiche que ce type écrive mal ou raconte des conneries, la seule chose que je lui reproche c’est de commencer son livre en disant : « attention, tout ce que vous allez lire est la stricte vérité, je n’ai rien inventé », alors qu’ensuite il te raconte le Petit Chaperon rouge. 

- Alors j’écris « ceci est un conte », et je fais ce que je veux ?

- Juste une question de conscience personnelle. Quoi que tu dises, de toute façon, cela n’empêchera pas les gens de croire dur comme fer à leurs fantômes préférés. » 



Finalement Bastien demeure un personnage obscur, opaque, insaisissable. On ne sait comment il a appris tout ce qu’il sait. On ne sait comment il a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Ce que l’on sait, c’est qu’il était un homme bon, ce qui devrait être suffisant. 


La Montagne de minuit a été une bonne découverte. Un court roman autour de questions nécessaires, avec des personnages attachants et étoffés. La plume de l’auteur est accessible (la plupart du temps) et agréable. On sent dès le début les immenses connaissances de Jean-Marie Blas de Roblès sans que ça passe pour de l’étalage. Bien au contraire l’auteur distille ici et là des bribes d’informations sur le Tibet, des morceaux d’interrogation, pour donner un roman court sur la quête identitaire et sur ce que la littérature vole à l’Histoire - ou inversement ? 









Le ciel en sa fureur d'Adeline Fleury

Quand le varou m'emportera je m'endormirai dans le ciel de tes yeux. Sous les auspices de Jean de La Fontaine, Adeline Fleury nous ...