dimanche 23 avril 2023

Meurtres haute couture d'Astrid Faguer & Maud Gabrielson

Séguier est une maison d'édition que j'ai découverte grâce à la biographie sur Patrick Procktor (que je recommande si vous aimez les biographies et/ou la peinture). Cette fois pas de peinture mais une plongée dans l'univers par le biais d'un prisme que j'affectionne particulièrement : le fait divers. 


Le milieu de la mode est un rêve pour beaucoup d'entre nous. Si les mises en garde sont nombreuses à cause des conditions plus que déplorables, d'extérieur on voit la haute couture comme un temple de la minceur et de la beauté. On idéalise, on se fait une idée fausse de ce que cela peut être, de travailler dans ce monde. 

Mais comme partout, et d'autant plus dans un milieu de strass et paillettes, les débordements, les dérives, les accidents arrivent. 

Astrid Faguer et Maud Gabrielson, toutes deux journalistes, se sont penchées sur neuf faits divers et donnent ainsi à voir la noirceur derrière les photographies en papier glacée. 

Certaines histoires sont largement connues, en tête l'assassinat de Maurizio Gucci mit en scène par Ridley Scott il y a deux ans ou l'enlèvement de la fille de Calvin Klein en 1978. D'autres en revanche ont bien mérité leur mise en lumière : Katoucha dont la fin est aussi énigmatique que sa carrière a été fulgurante, Marie-Josée Saint-Antoine que je ne connaissais pas du tout et qui a été retrouvée morte en juin 1982 ("Huit coups de couteau ont ainsi scellé le destin de l'apprenti top model"). 

L'avantage de ce recueil tient dans sa construction. Les faits divers possèdent des chapitres courts et les faits sont décrits avec une exactitude appréciable. Fidèles à leur métier de journaliste, Astrid Faguer et Maud Gabrielson ne s'encombrent pas de fioritures, pas d'allers-retours ou d'éléments inutiles. Elles vont à l'essentiel ce qui permet de capter l'essence du drame mais aussi de s'approcher au plus près des faits. 

Un des faits divers que j'ai préférés est celui sur Katoucha car il n'a pas de résolution miracle, il n'y a que des hypothèses mais aucune confirmation fiable du destin de la belle mannequin. De même, le fait de s'intéresser à des histoires plus ou moins connues permet à chacun de s'y retrouver - par exemple je connaissais grossièrement l'histoire de l'enlèvement de la fille de Calvin Klein mais je n'avais jamais entendu parler de la séquestration de la famille Guerlain. En d'autres mots, j'ai aimé la diversité et l'intérêt porté à des histoires plus ou moins relayées, plus ou moins récentes. 

Le seul hic pour moi, c'est le titre. Evidemment c'est racoleur d'avoir un "Meurtres" dans le titre, mais bien que la plupart des faits divers concernent des enquêtes de meurtres, certaines ne le sont pas. Le terme n'a pas sa place dans une histoire où il s'agit de kidnapping, par exemple. 


Il me semble en avoir déjà parlé dans mon article sur Patrick Procktor, mais je le redis ici tellement c'est important : la qualité du livre est très très agréable ! Il n'est pas trop lourd, il est très souple et puis il y a de la place dans les marges pour annoter ! Décidément, j'adore ce format ! 

En résumé si vous aimez la mode mais que vous voulez avoir un aperçu différent de ce que l'on a l'habitude de trouver ou si vous aimez les faits divers et que vous ne connaissez pas ceux-là, je vous recommande Meurtres haute couture ! 


dimanche 16 avril 2023

Maman, la nuit de Sara Bourre

Maman change de corps et habite des silences de plus en plus épais. Elle est belle, souvent, on dirait un papillon. 

Pour son premier roman, Sara Bourre s’intéresse à la figure maternelle, à la relation complexe entre une mère et sa fille.


Entre haine, fascination, dégoût et affection, notre narratrice nous embarque à ses côtés, elle nous plonge dans les méandres d’une relation toxique, ambivalente.

Aux antipodes des relations lambda, Maman, la nuit décrit un amour à la puissance destructrice, une histoire étrange, mystérieuse, parfois gênante.

Maman parle comme tout le monde parle, c’est-à-dire à demi-mot, à demi-vérité, au hasard d’une pensée qui s’arrange avec elle-même, qui tourne autour des choses sans jamais les saisir. Une pensée trop épaisse, paresseuse, lancinante, qui vous flanque pour des jours et des jours le mal de mer. J’écoute et je reste loin.

Pas de nom pour la narratrice, pas de nom pour la mère non plus. Quel besoin de donner un nom quand on écrit à la première personne et que l’on parle de sa mère encore et toujours. Quel meilleur nom que Maman pour désigner cette femme à qui l’on doit tout ?

« Maman a disparu »

Trois mots qui claquent, qui blessent, qui questionnent : comment a-t-elle disparu ? était-ce un accident ? un suicide ? une fuite en avant ?

Maman, la nuit raconte en des chapitres très courts le quotidien de la narratrice aux côtés de sa mère. Leur vie de recluse, les cancans, les blessures, les incompréhensions. La brièveté des chapitres répond au style de l’écrivain, à la poésie presque à fleur de peau, une poésie qui percute, qui chahute. Une poésie qui renforce le bizarre, la solitude, le rejet. Une poésie nécessaire pour aimer à sa juste valeur cette histoire d’une mère et sa fille, de leur relation oscillant entre amour et haine, emprisonnement et liberté.

Parfois j’ai des pensées comme des échardes à l’intérieur. Des pensées épaisses

brûlantes

des grandes traînées de lave

des explosions 

des catastrophes imminentes 

dessous ma peau.

Un roman magnifique, un premier qui plus est, qui m’a fait penser à Jusqu’au bout de la terre ou même à Sauvage, deux romans qui m’ont profondément marquée et qui racontent la vie en marge.

Et parce que je ne m’en lasse pas, voici un autre extrait qui témoigne, une fois encore, de la beauté du texte :

J’occupe le temps. Il faut bouger son corps dans le temps pour qu’il passe, pour qu’il file plus vite, qu’il aille voir plus loin si nous y sommes encore. 

Est-ce que nous y sommes encore ? 


dimanche 9 avril 2023

Notre âme ne peut pas mourir de Taras Chevtchenko

Extrait du poème Caucase

Depuis les temps immémoriaux

Un aigle y châtie Prométhée,

Chaque jour lui frappe les côtes,

Chaque jour lui brise le cœur.

Il le brise mais ne peut boire

Le sang vivant – le cœur revit

Et de nouveau se met à rire .

Notre âme ne peut pas mourir,

La liberté ne meurt jamais.

 [...]

Puisque nous sommes éclairés,

Nous voulons éclairer les autres,

Montrer aux enfants ignorants

Le soleil de la vérité.

Taras Chevtchenko est l'un des plus grands poètes ukrainiens, bien qu'il se considérait comme peintre plutôt que poète, en témoigne les deux oeuvres picturales à la suite de la préface. 


Les éditions Seghers mettent à l'honneur ce poète-résistant qui a "connu[...] la prison, l'exil, la surveillance policière et l'interdiction de peindre et d'écrire". Interdiction émanant directement du Tsar Nicolas Ier comme l'explique André Markowicz dans l'avant-propos. 

Extrait du poème A Likeria

Le jour passe et la nuit passe. Et toi,

La tête entre les mains tu t’étonnes

Que ne vienne pas encore l’apôtre

De la vérité, de la lumière. 

 [...]

La vérité régnera-t-elle

En ce monde, parmi les hommes ?

Il faut que cela soit, sinon

Le soleil arrêtant sa course

Brûlera la terre souillée.


Précurseur de la langue ukrainienne telle qu'elle est connue aujourd'hui, Taras Chevtchenko est initialement un serf, c'est-à-dire qu'il est né esclave ; il a ensuite été acheté par deux artistes russes. Mort d'épuisement à même pas 50 ans, le peintre-poète a subi la récupération de son oeuvre à des fins politiques. 

C'est en tout cas ce qu'explique la préface signée par le traducteur André Markowicz qui revient sur la première traduction française et le vide entre cette parution (1964) et cette réédition. 

Chevtchenko a fixé la langue littéraire ukrainienne.

Taras Chevtchenko s'est battu contre le régime tsariste mais le cantonner à l'image d'un poète révolté est une erreur car l'amour est bel et bien présent dans ce recueil : 


Extrait du poème Les Nuits d’une jeune fille : 

Si je n’ai d’ami fidèle

A qui donner mon amour,

Avec qui me partager ?

Mon cœur, mon cœur, il est dur

De battre tout seul au monde.

Avec qui vivre, avec qui

Dis-le-moi, monde perfide.

Dis-moi donc aussi pourquoi

Cette gloire d’être belle ?

Je veux vivre par mon cœur

Et non pas par ma beauté.


Aussi, le peintre-poète avait à coeur son territoire, sa belle Ukraine du dix-neuvième siècle qu'il met à l'honneur à l'aide de chansons populaires notamment. 

"Pourquoi suis-je né dans ce monde ? 

Pourquoi tant aimer mon Ukraine ?"


L'excellente préface donne un aperçu complet de l'oeuvre, immense, de Taras Chevtchenko : 

"Sa courte vie (1814-1861) fut bien remplie. On ne peut qu'être étonné par l'abondance de ses oeuvres : ses très nombreux poèmes, dont certains sont fort longs (des milliers de vers), deux drames historiques, une vingtaine de romans, et ses dessins et ses tableaux, malgré le temps consacré à l'action et les années de prison et de forteresse. Une grande flamme était en lui ; l'enthousiasme l'a porté à travers sa vie." 


Extrait du poème Testament : 

Le soleil s’en va, les monts s’obscurcissent

L’oiseau se tait, le champ devient muet,

Le proche repos réjouit les gens,

Et moi je regarde et mon cœur s’envole

Vers un jardinet sombre dans l’Ukraine.

Et je m’envole et je m’envole et rêve ;

Pendant ce temps mon cœur trouve la paix.

Un bel ouvrage pour découvrir un écrivain injustement méconnu en France. Dommage qu'il ait fallu une guerre pour dépoussiérer ses poèmes... Merci aux éditions Seghers pour cette réédition essentielle hier comme aujourd'hui. 



Le ciel en sa fureur d'Adeline Fleury

Quand le varou m'emportera je m'endormirai dans le ciel de tes yeux. Sous les auspices de Jean de La Fontaine, Adeline Fleury nous ...