mercredi 31 mars 2021

Trois jours dans la vie d'un yakuza de Hideo Okuda

Junpei Sakamoto est un jeune homme de vingt et un ans devenu yakuza un peu par dépit.

Il nous promène à ses côtés au coeur de Kabukichô, quartier chaud et particulièrement connu pour sa vie nocturne. Ce quartier tokyoite est le repaire de nombreux clans yakuzas. 



Junpei travaille pour le clan Hayata, dont le boss lui donne une mission particulière : devenir porte-flingue. En d’autres mots, le boss commandite le meurtre d’un yakuza ennemi, et Junpei, jeune et fringant sans casier est l’heureux élu. 


Avant d’accomplir sa mission et de se rendre à la police pour meurtre (il encourt au moins dix ans), on lui donne quartier libre pour le week-end. Pour la première fois Junpei se retrouve avec de l’argent et du temps à lui. 


De pérégrinations en rencontres Junpei va découvrir une vie qu’il ne pensait pas connaître, des êtres qu’il ne pensait pas apprécier… Bref ces trois jours sont l’occasion de réaliser à quel point il n’est pas seul et comment la vie peut être belle quand on prend le temps de la vivre. 


Au fil de rencontres parfois surprenantes — ma préférée étant celle avec le vieux professeur Nishio — Junpei va grandir et nous avec lui. 


Trois jours dans la vie d’un yakuza ne ressemble en rien à l’idée que l’on se fait du crime organisé au Japon. Junpei n’est pas tatoué et il n’a pas l’état d’esprit d’un mafieux. En réalité Junpei est un gamin lambda, sans argent et sans famille il a rejoint les yakuza pour gagner les deux, mais il n’est pas un truand. Au contraire il tente de défendre la veuve et l’orphelin ce qui le rend rapidement attachant. 


Les gens comme moi n’ont pas le choix. Je ne pouvais pas faire d’études, ma famille était pauvre, je n’avais pas de relations. En restant honnête, on se fait piétiner. Alors qu’un gangster n’a besoin que de sa cervelle pour gravir les échelons.


L’immersion au coeur de ce quartier du pays du soleil levant est dépaysant, on a envie d’entrer dans tous les petits restaurants typiques, de manger des grillades ou des sushis. 

On a envie de demander à Junpei s’il est sûr de son coup parce qu’après, il ne peut y avoir de retour en arrière. 


J’ai beaucoup aimé ce roman en grande partie parce qu’il ne ressemble pas à ce à quoi je m’attendais. L’auteur a tenté le pari de donner une autre image des yakuzas, non plus celle d’une pyramide organisée et prospère, mais un groupe où le mensonge est roi, où les grands se servent des petits sans vergogne pour atteindre leurs objectifs. 


Le monde des yakuza ne fait pas rêver, ou plus rêver je ne sais pas. C’est un monde à part et en même temps il semble bien ancré dans la société, si bien qu’on comprend qu’être yakuza c’est pour certain la seule option possible (parce qu’à l’instar de Junpei, on est sans argent ou sans attache). 


J’ai aimé cette immersion dans ce quartier japonais qui ne dort jamais. J’ai aimé faire la rencontre de Junpei et découvrir par ses yeux le Japon tel qu’il existe pour ceux qui ont les moyens de le découvrir. 


Trois jours dans la vie d’un yakuza est une excellente immersion au coeur de Kabukichô. La seule fausse note à mon sens c’est l’usage du forum internet pour discuter de si oui ou non Junpei doit accomplir sa mission. 

J’ai trouvé ça parfois amusant et parfois franchement inutile même si je comprends la démarche. 


Le monde yakuza apparaît d’une certaine façon en décalage avec le monde actuel, avec ses codes erronées et sa confiance bafouée, on comprend notamment grâce aux messages sur le forum que la jeunesse ne voit pas d’un bon oeil la mafia. 


Roman d’apprentissage sur la difficulté d’exister et de trouver sa place dans la société, Trois jours dans la vie d’un yakuza est surprenant. 


À lire pour celles et ceux qui s’intéressent au Japon et plus particulièrement à la désacralisation des yakuzas. 


Traduit par Mathilde Tamae-Bouhon aux éditions de l'Observatoire. 









dimanche 28 mars 2021

Une époque formidable de Kiley Reid

Emira est détentrice d’une licence, elle a vingt-cinq ans et aucune perspective d’avenir. Emira est paumée, elle n’a ni ambition ni rêve, mais elle doit vivre. 

En attendant de trouver un travail digne de ce nom — c’est-à-dire un travail où elle aura au moins l’assurance maladie — elle est baby-sitter chez les Chamberlain, une riche famille qui vient tout récemment de s’installer à Philadelphie après avoir vécu la belle vie à New-York. 




Emira s’occupe de la petite Briar, petite fille de trois ans aussi adorable qu’intelligente. Ah oui, Emira est afro-américaine et c’est bien le noeud du problème.


Une époque formidable est le reflet d’une période où ll faut racheter les erreurs, où règne la bien-pensance et le spectre d’un passé pas si lointain (notamment où les femmes noires sont des gouvernantes portant l’uniforme). Une époque où les réseaux sociaux font et défont les gens, où il suffit d’une apparition pour obtenir ce que l’on a jamais réussi à avoir : 

« Durant les deux jours qui avaient suivi la diffusion de la vidéo, Emira avait reçu trois messages vocaux lui proposant un emploi. […] Après s’être ruinée dans l’achat d’une rame de beau papier et les soirées qu’elle avait passées à écrire des lettres de motivation, elle était agacée, plutôt que ravie, de constater qu’une vidéo virale semblait faire d’elle quelqu’un de plus qualifié que des lettres de recommandation et une licence. » 


Emira est indépendante mais elle est prise en étau entre les deux autres personnages centraux du roman, sa patronne, Alix, auto-entrepreneuse prospère et Kelley, rencontré un soir où Emira est accusée de ne pas être la nounou de Briar. 


C’est autour de ces trois personnages que le drame va se cristalliser. 

Emira, jeune je m’en foutiste, reflet de notre époque où la jeunesse est de plus en plus paumée. 

Les deux autres représentent la superficialité d’aujourd’hui, la mise en avant du paraître et du mensonge. 

Les deux ne sont pas racistes, grand Dieu non, ils ne pourraient pas l’être, Alix a été élevée par une gouvernante noire et Kelley n’a que des amis noirs (et des copines noires aussi).


C’est choquant, choquant parce que le lecteur est invité à suivre tout ce beau monde, à prendre les paris : qui d’Alix ou de Kelley a les meilleures intentions ? L’un peut-il rattraper l’autre ou sont-ils tous les deux à côté de la plaque ? 

On peut prendre la défense de l’un et être outré par l’autre, mais quelques pages plus loin la tendance s’inverse.


On termine le roman avec un sentiment étrange, celui d’être complice d’Alix et de Kelley, de se prendre à réfléchir à ce qui est le mieux pour Emira. 

Mais Emira n’a pas besoin de nous, comme elle n’a ni besoin d’Alix ni de Kelley. Parce que les deux ont raison, et aussi tort. 


Lors de la lecture j’étais intriguée mais sans plus. J’ai aimé le style pour sa fluidité mais je n’ai pas été particulièrement interpellée. C’est après avoir refermé le roman, après avoir réfléchi quelques instants à ce qu’il essaie de nous dire que j’ai compris sa force. 


Les deux femmes, Emira et Alix sont les protagonistes et représentent chacune une tendance, que ce soit le règne des réseaux sociaux et du paraître, ou celui du je-m'en-foutisme caractéristique de notre époque. 


Une époque formidable est un roman qui a des choses à dire, Emira a des choses à nous apprendre bien qu’elle semble se laisser bercer par la vie. Elle est considérée comme la propriété de l’un puis de l’autre, elle est leur passport contre le racisme... 


Finalement entre rancoeur et rancune, celle qui en pâtit le plus c’est la petite Briar car elle aussi est prise entre deux feux et l’époque dans laquelle on vit n’est pas pour l’aider. 


En s’intéressant à la jeunesse perdue et au conflit latent, Kiley Reid dévoile un premier roman audacieux et important. Une histoire d’aujourd’hui où on se prend à faire ce qu’on dénonce... 







mercredi 24 mars 2021

Le Syndrome des coeurs brisés de Salomé Baudino

Lola et Victor sont amoureux, éperdument amoureux. Ils vivent de leur amour et d’eau fraîche. 


Tellement amoureux que quand Victor, féru de technologie, entend parler de TimeWise, il est d’emblée conquis. 




TimeWise est une machine, une horreur pour les couples, TimeWise détermine la durée de vie d’un couple et donne en prime des pourcentages concernant les principales raisons qui peuvent mener à une séparation (problèmes d’argent, problèmes intimes, rencontre inattendue…). 


Lola et Victor s’aiment à la folie et rien d’autre ne compte. 


« L’amour de Lola avait connu toutes les déclinaisons. Elle aimait les silences de Victor, les miettes de Victor, les aléas de Victor, et même l’absence de Victor, car depuis qu’elle l’avait rencontré, elle savait voir le monde avec ses yeux. L’amour était l’énergie naturelle de Lola comme le ciel du jour était blanc et, même si elle l’avait voulu, il n’aurait pu en être autrement. »


Ils en sont tous les deux persuadés et rien ni personne ne pourra leur faire croire le contraire. Jusqu’à ce que Lola cède et offre un TimeWise à Victor. 


Ils s’aiment, mais alors comment peut-il leur rester seulement deux mois ? 


La date de péremption est là, abjecte et incompréhensible. 


Le Syndrome des coeurs brisés est extraordinaire, de l’idée à sa finition. 

On rit, on souffre, on croit en eux malgré tout. Comment faire autrement ? Ils s’aiment passionnément, comment cela pourrait-il changer ? La machine est-elle fiable ? 


Lola et Victor sont des victimes de leur temps, des amants du 21ème siècle où la technologie prend le pas sur (presque) tout. 

L’idée de TimeWise fait froid dans le dos mais elle ne paraît pas complètement impossible — peut-être que dans quelques décennies, il existera une telle création. 


Le Syndrome des coeurs brisés ne raconte pas uniquement l’histoire de Victor et Lola mais celle de tous les amoureux, de ces couples qui se défont sans raison si ce n’est parce que la machine leur a donné la date de fin, de ces couples qui s’allient pour la vie parce qu’on leur a donné plusieurs décennies. 


Finalement l’amour aussi est contrôlé et ne dépend plus du sentiment mais de la technologie. Victor et Lola en font les frais, car comment se comporter quand on connaît la date de la rupture ? Est-ce qu’on se sépare d’avance pour ne plus souffrir, ou est-ce qu’on profite jusqu’aux derniers instants ? 


Après être entrée dans l’histoire en quelques tournures de phrases, on se prend à espérer pour ces deux êtres que la vie souhaite séparer. Le style, agréable et mordant, correspond bien à l’idée d’une comédie littéraire. 


Le sujet est grave mais il est traité avec une pointe d’humour. On est à la limite du divertissement et c’est ce qui m’a plu dans le roman, la légèreté qui se dégage du texte malgré la gravité de la situation. 


Le Syndrome des coeurs brisés est un premier roman réussit, augurant de belles choses pour la suite. 


« Il avait projeté sur elle ses attentes, ses espoirs et ses désirs. Elle avait été le grand écran de sa vie. Il était logique qu’elle en devienne le générique de fin, aussi. »

 

 



dimanche 21 mars 2021

Le Contrat de Maureen Demidoff

La jeune Nina est promise à un avenir pour le moins sombre. Lors de ses sept ans, ses parents passent un accord avec un homme qui a presque trois décennies de plus qu’elle : à ses vingt ans, elle se mariera avec lui.

Mais pourquoi treize ans ? Pourquoi cet homme ?




Nina grandit dans une maison où trône une seule photo, celle d’une coupure de journal, celle d’un homme, un moustachu, emprisonné pour détournement de fonds. Cet homme qu’elle ne connaît pas, c’est son futur mari. L’Entrepreneur ou l’Épervier, tout dépend de si on voit en lui un homme respecté ou un voleur. 


Le Contrat est une histoire de mariage forcée, une histoire qui ne ressemble pas à ce à quoi on s’attendrait. 

Nina est déshonorée et sa famille aussi. À cause de cette promesse sa vie vole en éclats même si elle ne se rend pas compte de sa chance de pouvoir vivre libre. 


Son petit village d’Albanie appartient à un autre monde, un autre ordre. Ici la tradition fait tout, les promesses sont sacrées. Nul contrat écrit, la parole suffit.


À 18 ans, deux ans avant le moment fatidique, Nina va mener l’enquête pour le retrouver, pour se marier et ainsi redorer le blason de sa famille, considérée comme pestiférée. 


Que se passe-t-il dans la tête de cette jeune femme pour qu’elle veuille se marier ? pour qu’elle se rende elle-même esclave et se retrouve avec un mari hors-la-loi assez vieux pour être son père ? 


Nina est folle, elle pourrait fuir, enfin même pas puisque ses parents ne veulent plus d’elle, elle pourrait simplement s’en aller et ne jamais revenir. Poursuivre ses études et vivre une vie qui n’aurait rien à voir avec celle du village et de ses traditions. 

Mais non car ça signifierait baisser les bras, tuer sa mère alitée (même si celle-ci est abjecte avec Nina) et tirer un trait sur ses origines. 


« Et pourquoi partir d’ailleurs ? Pourquoi se couper de son histoire et de sa famille ? Parce que vivre avec n’est plus possible ? Parce que sa terre n’offre pas plus de choix qu’une vie de misère et l’attente inutile d’un changement qui n’arrivera pas ? Parce qu’on refuse la possibilité d’une déception ? De se trouver devant une longue route dénuée d’amour, de rencontres éclairantes, de possibilités ? Parce que le passé entrave le présent ? »


Maureen Demidoff nous entraîne dans une histoire qui nous paraît loin mais dont les traditions sont en réalité encore assez répandues. Son écriture ajoute de la fluidité à son histoire et les courts chapitres permettent de poursuivre rapidement la lecture. Tenu en haleine, le lecteur a une idée assez précise de la fin du roman, mais en avoir la confirmation n’est pas décevant, au contraire. 

L’idée n’est pas originale mais le traitement est efficace, le clivage entre le petite village de montagnes et la ville est bien représentée même si ça m’a paru parfois assez surréaliste avec le commissaire — sans parler de la rencontre avec Dogan… 

En choisissant le thème du mariage forcé, l’auteure raconte une autre histoire de d’habitude : celle d’une jeune femme prête à tout pour retrouver son futur mari. La liberté n’est pas toujours là où on la croit, ce qui est confirmée par la conclusion du roman. 


Une histoire détonnante, une plume vive et efficace, Le Contrat est un bon premier roman. 


mercredi 17 mars 2021

Les Chroniques de l'érable et du cerisier, t. 1 : Le masque de Nô de Camille Monceaux

« Les mots que l’on n’a pas dits sont les fleurs du silence. »


Camille Monceaux nous entraîne dans le Japon du 17è siècle avec ses Chroniques dont on peut découvrir le premier tome depuis fin août 2020 ! 

Avant même d’aborder l’histoire, il faut revenir sur cette beauté, sur ce travail éditorial au top - bon c’est vrai que Gallimard jeunesse est particulièrement doué en la matière et cette fois ne fait pas exception !


Le soin apporté à l’objet livre dans les matières ainsi que le choix de la couverture servent le propos qui va nous occuper. En d’autres mots le graphisme est à la hauteur du texte. 


Lorsque je suis tombée sur ce livre en librairie j’ai tout de suite eu envie de l’acheter, mais j’ai attendu et j’ai eu la grande chance de le recevoir par une amie. 


Les Chroniques de l’érable et du cerisier nous raconte l’histoire d’Ichirô, abandonné bébé devant un temple, il a été élevé par un samouraï vivant reclus avec sa domestique, Oba. La vie du jeune garçon est paisible et son apprentissage est exigeant, il apprend la voie du sabre et acquiert des connaissances culturelles notamment. Ichirô ne le sait pas mais il est un privilégié, un lettré. 


Il ne le sait pas parce qu’il a interdiction de se rendre au village, interdiction de rencontrer des inconnus. Interdiction de vivre autrement qu’entouré d’Oba et du samouraï. 

Mais il n’y aurait pas d’histoire sans catastrophe. Elle survient sans crier gare et va bousculer toute la vie d’Ichirô désormais livré à lui-même.


Direction Edo (ancien nom de Tokyo) pour découvrir le monde. La solitude, le froid, la nécessité de se cacher, Ichirô rencontre les difficultés du monde. 

Et fait des rencontres hautes en couleurs. 


Ce tome ne ressemble pas du tout à ce à quoi je m’attendais. La première centaine de pages est fidèle à l’idée que je m’en faisais mais alors après… 

Où est passée la voie du sabre ? Ichirô a donc oublié tout ce qu’il a appris plus jeune ? 

J’ai été un peu déçue de voir que ça tournait beaucoup plus autour des amitiés du garçon et du théâtre japonais. 


Néanmoins j’ai aimé la présence du théâtre, la querelle entre les adeptes du théâtre traditionnel japonais, le nô, et le nouveau théâtre qui émerge à cette époque, le kabuki — ça fait évidemment penser à la querelle des Anciens et des Modernes en France. 

Bref l’apprentissage d’Ichirô n’est pas comme je pensais qu’il serait.


Malgré tout j’ai adoré ma lecture. L’écriture de Camille Monceaux est superbe ! J’étais étonnée de voir qu’il s’agit d’un premier roman car on retrouve une poésie formidable, d’autant plus en jeunesse. 

C’est à mon sens le gros point fort du roman car l’histoire est dingue sur le papier mais il est vrai que le premier tome fait plus office d’amuse-bouche que de véritable point de départ. 

En plus on sent à quel point Camille Monceaux aime le Japon, à quel point elle connait la culture et c’est un bonheur de découvrir ici et là des expressions ou des termes japonais par exemple. 


Bravo à elle car c’est une histoire très prometteuse, une histoire poétique comme le laisse penser le titre. Maintenant je n’attends que la suite, je culpabilise même un peu d’avoir lu le premier tome aussi rapidement. Il faut attendre maintenant…



À lire si vous aimez le Japon, son histoire et les aventures de samouraï ! 

dimanche 14 mars 2021

Nuit d'Edgar Hilsenrath

Il y a des livres qui dégagent une aura, on sait à l’avance de quoi il parle et ce qu’ils peuvent nous apporter.


En 1964 paraît Nuit. Son auteur, Edgar Hilsenrath est allemand et juif. 

Avec le début des persécutions, sa famille, qui n’a pas réussi à obtenir un visa pour les États-Unis, fuit l’Allemagne pour la France. 


En 1941, Edgar, son frère et sa mère sont déportés dans un ghetto roumain qui appartient aujourd’hui au territoire de l’Ukraine : Mogilev-Podolsk. 

En 1944 les troupes russes libèrent le camp, et Hilsenrath décide de partir en Palestine, puis à New-York pour enfin revenir dans sa patrie en 1975. 


Nuit raconte le parcours de Ranek, juif roumain déporté dans un ghetto en Ukraine : Prokov. 


On suit ses égarements, la routine du ghetto, la peur de ne pas trouver un lieu où dormir, la peur de rester dehors après le couvre-feu, sous peine d’être raflé. 

La peur et la faim sont les moteurs, ils sont ce qui relient les êtres entre eux autant que ce qui les séparent.


En s’attachant à raconter l’histoire de Ranek, Hilsenrath illustre une idée à moitié partagée par les déportés : l’égoïsme des êtres, la nécessité même d’être égoïste pour survivre - cette idée du chacun pour soi est présente dans des témoignages à l’instar de Primo Levi, en revanche elle n’est pas présente, ou très peu, dans les témoignages féminins. Au contraire, une femme comme Charlotte Delbo a mis en avant la nécessité de se serrer les coudes. 


Ranek est seul de toute façon, et il n’a que deux idées en tête : trouver un lieu où dormir et trouver à manger. 

Alors s’il faut attendre la mort d’un homme pour prendre sa place, s’il faut arracher une dent en or d’un homme fraîchement décédé, il le faut et personne ne pourra l’en empêcher. 


Nuit montre la bestialité, l’homme devenu loup pour défendre sa place. Un théâtre d’ombres où chacun s’évapore au fur et à mesure du temps. Les personnages sont tous en sursis et aucun ne peut prétendre vivre car ça n’existe plus, de vivre. 

L’ambivalence du lecteur à l’égard de Ranek est compréhensible : comment suivre un personnage si froid ? si déterminé à passer l’éponge sur autrui si ça peut lui permettre de vivre encore un peu ? 


Néanmoins, Ranek n’est en rien détestable, il tente de survivre comme il peut, comme les autres. Il pense à lui, à sa survie car c’est tout ce qui compte. Manger c’est tout ce qui compte. 


La noirceur qui se dégage de cette histoire est parfois étouffante. Il n’y a pas d’état d’âme, on nous pose là les horreurs, la mort, la maladie, la famine. Il y a un passage qui m’a énormément marqué, un homme descend aux latrines (en gros une tranchée où chacun doit faire ses besoins en faisant attention à ne pas tomber) et il tombe raide dans la fosse. Est-ce qu’il est mort d’épuisement ? est-ce qu’il s’est noyé dans les excréments ? 


Nuit est parsemé de passages de cet acabit sans que ce soit gratuit, et c’est ce qui est le plus perturbant. Edgar Hilsrenrath n’a pas essayé d’écrire quelque chose de simplement horrible, il a pris son expérience personnelle et en a fait quelque chose de vrai. 


Nuit n’est pas uniquement noir, il y a ici et là la clarté qui pointe, un personnage qui nous touche (pour ma part ça a surtout été Déborah et le garçon qui vend des cigarettes et prend soin de sa petite-soeur) ou une situation où l’espoir demeure malgré tout. 


Nuit est un livre puissant où l’expérience vient révéler l’indicible. Un roman dérangeant et obscur mais aussi tellement important… 



Traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb. 

mercredi 10 mars 2021

Ce matin-là de Gaëlle Josse

Quel bonheur d’apprendre la sortie d’un nouveau roman de Gaëlle Josse ! C’est toujours une fête chez moi, la joie de pouvoir retrouver la concision de son écriture, des phrases d’une telle fluidité qu’on a le sentiment de glisser dessus et de se laisser voguer. 


J’aime tous ses romans, sans exception. Certains bien plus fort que d’autres (mon préféré reste incontestablement L’ombre de nos nuits — et aussi Les heures silencieuses). 

Quelques jours avant sa sortie je l’ai récupéré chez mon libraire. Avant même de l’entamer j’étais un brin déçue. La collection Notabilia possède un esthétisme et une mise en page qui permettent un réel confort de lecture mais là… je ne sais pas ce qu’il en est pour vous mais mon exemplaire n’a pas aimé l’imprimeur. Toutes les 20-30 pages, une page est complètement pliée au milieu, quand je la déplie, la page est plus longue que les autres… bref ça m’a embêté. D’autant plus que je n’ai pas eu la joie de retrouver le marque-page et que je pensais qu’il y aurait une jaquette comme c’est le cas pour ses autres romans…

Mais non la couv’ est comme celle de Rassemblez-vous en mon nom, ça dénature un peu l’identité de la collection, on ne retrouve plus ce petit dessin de Paprika et c’est bien dommage — quand je pense à Lettre à ma fille par exemple, il y a cette belle jaquette rose avec Maya Angelou dessus et une fois retirée il y a cette empreinte de main qui correspond au contenu du livre.


Bref j’ai un peu déchanté quand je me suis procurée mon exemplaire de Ce matin-là voilà tout. (Évidement ça reste du détail et je chipote mais il s’agit d’une collection que je suis depuis quasi cinq ans maintenant et pour laquelle j’ai le plus souvent admiré le travail éditorial). 


Ce matin-là Clara n’y arrive pas, n’y arrive plus. 


Clara est jeune, elle est une employée efficace dans une société de crédit et elle aime Thomas, son compagnon à qui tout réussit aussi. Mais… 

Ce sont des matins ne me secourez pas, je suis pleine de larmes, il faut attendre la reprise du flux, de la vague, chasser la tristesse, mais elle ne sait pas comment faire. L’impression qu’au moindre frôlement, le fil qui la tient va se rompre et laisser au sol ses membres éparpillés, comme un collier cassé. Elle voudrait s’inventer une grotte où elle pourrait s’enfouir et laisser passer le flot de la vie au-dessus de sa tête. Elle s’imagine funambule déséquilibrée, sans même la force de battre l’air de ses mains pour retrouver l’équilibre.


Clara n’a plus la force, c’est devenu trop difficile de se préparer, de monter en voiture et de faire ce pour quoi elle est payée. Pourtant elle est un bon élément alors qu’est-ce qui coince ? Pourquoi elle n’y arrive plus ? 


Clara bifurque elle doit trouver une autre route, un autre chemin pour se redécouvrir, pour redevenir elle-même et une autre à la fois. Il va falloir se débarrasser de tout ce qui la retient, tout ce qui l’empêche de continuer à vivre. De tout ce qui la tire vers le bas, l’entraîne sur la route de la dégradation de sa santé mentale. 

Mais elle n’abandonne pas pour autant, elle se débat, veut s’en sortir, décide de laisser la chance au psy, accepte la dépression telle qu’elle est et n’attend qu’une chose, s’en débarrasser. Mais comment faire ? 

Elle craint de renoncer, de s’habituer au voile mat qui recouvre ses jours. Elle craint de s’éveiller un matin en haussant les épaules et en pensant c’est comme ça, maintenant. C’est la vie. Sans allant. Sans élan. Elle panique. Où est la vie ? Où s’est-elle enfuie ?


Ce matin-là dissèque, il décortique ce qui a mené Clara là où elle est. Ce qu’il l’a empêché de s’épanouir. Il faut en revenir à l’enfance, à la famille, à la vraie amie de jeunesse, devenue si différente d’elle et en même temps si familière. 


L’histoire est intéressante mais ce n’est pas ce que je retiens le plus, parce que pour moi l’histoire est au service de l’écriture et c’est l’écriture, le style de Gaëlle Josse qui fait le sel du livre. 

Ce sont ses tournures de phrase, ses accumulations, ses interrogations qui font de Ce matin-là un mon premier coup de coeur de l’année. 

Je ne sais pas ce qu’est le burn-out mais il n’empêche que je me suis retrouvée à divers endroits du récit. Il m’a parlé et c’est ce qui l’a rendu si important à mes yeux. 


Ce matin-là oscille entre la beauté et la laideur de la vie, entre une vie normale, réglée et inconsciemment détestée, et une vie rêvée, en apparence inaccessible. Gaëlle Josse nous raconte le quotidien, la routine de la vie et comment celle-ci peut se trouver malmenée, rejetée au profit d’autre chose. De quelque chose de plus. 


L’écrivain nous donne à voir une situation difficile, une vie douloureuse mais sans entrer dans la déploration, dans la désolation. L’exagération n’a pas sa place et tout ce qu’on peut trouver dans ce roman c’est un tracé, une ligne permettant d’interroger les pourquoi du comment, un itinéraire pour garder espoir malgré tout. 


Ancré dans l’actualité, Ce matin-là est reflet de notre époque, de cette vie qui va trop vite et pour laquelle on a à peine le temps de réfléchir. Une vie qu’il faut se choisir le plus tôt et ne pas se tromper, au risque de finir comme ça, en burn-out… 

Elle voudrait ajouter que la vie court vite, qu’elle court sur les corps et les visages, qu’elle laboure les coeurs et les âmes, que le temps nous met des gifles jour après jour et que les larmes et les souvenirs creusent d’invisibles rivières, qu’il faut courir vers son désir sans regret et sourire à ce qui nous porte et nous réjouit.


dimanche 7 mars 2021

Rêves oubliés de Léonor de Récondo

« La nostalgie et l’ennui entrent lentement dans le coeur de cet homme dont la vie n’avait, jusque-là, jamais été bousculée. Le destin l’ébranle à l’hiver de ses jours, alors qu’il pensait se reposer tranquillement sur les quelques lauriers qu’il avait patiemment amassés. »

Léonor de Récondo est une auteure que je souhaite découvrir depuis je ne sais même plus combien d’années. Depuis la sortie d’Amours je crois. Depuis 2015 donc.




Au fur et à mesure de mes flâneries en librairie de seconde main, je suis tombée sur Amours (que l’on m’a offert en 2017 si je ne m’abuse), puis Pietra Viva, puis enfin Point cardinal

J’avais très envie de les lire, mais il fallait d’abord que je me procure le premier, celui écrit en 2012 et qui, dans ma tête, lance les hostilités (tu sens la torture cérébrale un peu !). 


Dites, vous aussi vous avez ce même problème de devoir presque suivre l’ordre chronologique de parution d’un auteur que vous pensez que vous allez adorer ? 


Quoi qu’il en soit je trouve miraculeusement Rêves oubliés, à croire qu’il m’attendait sagement. 

Reçu le 15, entamé le 16, quoi de plus normal. 

Entamé le 16, terminé le 16. 


Rêves oubliés c’est l’histoire d’une famille, celle d’Aïta (le père) et Ama (la mère), juste après le début de la guerre d’Espagne qui déchirera le pays de 1936 à 1939. 

La famille est contrainte de fuir en France, sous peine d’être, comme les oncles, arrêtée et mise en camp. 


Rêves oubliés c’est un roman intimiste, court et puisant sur la contrainte de l’exil, sur l’amour des êtres pour leur pays. 

C’est l’histoire d’une émigration, d’une envie d’être accepté malgré les différences comme la langue. 


Rêves oubliés nous raconte les difficultés de vivre d’Ama dont une des principales occupations étaient de choisir les bijoux qui pareront sa peau et se marieront avec ses belles tenues. Forcée de tout abandonner précipitamment, Ama devient une véritable femme au foyer chargée de nettoyer le logis, de laver les vêtements…

L’arrivée de Franco au pouvoir a bouleversé le quotidien de ce foyer et de milliers d’autres, Rêves oubliés est l’inscription d’une seule famille dans cette douleur qu’est le déracinement. C’est l’impossibilité de retrouver les lieux qui faisaient les joies, les habitudes. C’est la compréhension de se dire qu’on mourra ici, mais sans attaches comme le souhaite Ama.

« Elle a gardé mon coeur et depuis, Ama, je ne respire plus que son parfum, que l’immensité de son regard perdu. Mon corps s’est rempli de son absence. 

Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Pourquoi en serait-il autrement ? Pourquoi, alors que nous traversons ce temps où s’aiguise la haine, l’amour prendrait-il sa revanche ? »  


Ama et Aïta sont forts, glorieux. Ils sont prêts à tout pour continuer à vivre tant qu’ils sont ensemble. Le premier chapitre pose très vite l’état d’esprit dans lequel les protagonistes vont se trouver, à cheval entre peur et espoir, entre détermination et impossibilité. 

Il ne sera jamais possible de retourner en arrière et de retrouver tous ces trésors perdus que sont leur vie d’avant. La seule route possible c’est celle de la campagne française, le moyen de vivre convenablement à l’abri des regards, à l’abri de cette haine, de ces guerres qui s’enchaînent et brisent toujours plus de vie. 

À l’image de Sébastian, l’un des frères d’Ama, revenu d’un camp de travail et pourtant détruit par ce qu’il a dû y abandonner. 


Rêves oubliés est un court roman qui se lit d’une traite. Une immersion dans l’intimité de ce couple qui est prêt à tout pour garder la tête hors de l’eau, pour éduquer leur trois fils et d’en faire des hommes. 

La guerre d’Espagne est présente au début, c’est ensuite au tour de la Seconde Guerre mondiale. Puis, une fois le danger repoussé, une fois la tranquillité revenue, le pire survient…


Rêves oubliés est un petit coup de coeur, une lecture passionnante et parfois déchirante sur l’Histoire et ses petits drames personnels. 


« Aïta a la force du présent. Il déracine d’un coup de pioche les mauvaises herbes et le passé. Rien de tout cela n’existe. Les instants se nouent les uns aux autres jusqu’à ce que le fil s’épuise. »    







mercredi 3 mars 2021

La Tresse de Laetitia Colombani

Ce livre on ne le présente plus. 

Paru chez Grasset en 2017, La Tresse en a fait couler de l’encre depuis sa sortie. 

J’ai longtemps eu envie de le lire, mais en voyant l’engouement de tout le monde j’ai préféré attendre. J’ai le sentiment de plus apprécier un livre une fois que toute la médiatisation autour de lui est passée. 


Et puis il est sorti dans cette belle édition collector chez Livre de poche, et là j’ai compris que c’était le bon moment. 



Smita est le premier personnage dont on fait la connaissance. Elle est une Intouchable en Inde, c’est-à-dire qu’elle est considérée comme étant « hors-caste ». J’avais vu un court reportage sur  le fait que l’Inde souhaitait abolir le métier de videur de toilettes, en sachant que chez eux les toilettes, bah c’est très souvent le sol lui-même.


Bref, Smita est une Intouchable et elle est destinée à nettoyer la merde des autres — appelons un chat un chat. Elle sert les dents, elle prend sur elle, mais elle refuse de donner cet héritage à sa fille, Lalita, elle refuse de la condamner comme sa mère l’a condamnée. 


Vient ensuite Giulia, une jeune sicilienne qui travaille dans l’entreprise familiale, un atelier où on récupère des cheveux pour en faire des perruques. Elle va être confrontée à certaines difficultés en apparence insurmontable. 


Enfin c’est Sarah, avocate canadienne et mère d’enfants dont elle ne peut pas vraiment s’occuper à cause de son travail dans un prestigieux cabinet. 


Ces trois femmes vont chacune vivre des étapes majeures, des moments qui d’une certaine façon les uniront, elles qui ne se connaissent pas. 


Au début j’ai été un peu déçue de ne pas suivre Smita plus longtemps, sa condition d’Intouchable m’a vraiment passionnée, et surtout je n’ai jamais lu de livre mettant en scène cette réalité. Puis au fur et à mesure je me suis prise d’affection pour les deux autres, même Sarah, alors que c’était quand même pas gagné. 


Elles sont différentes et je pense que c’est en partie pour cette raison si elles sont si touchantes. 

J’ai aimé les découvrir, leur parcours, leur force, leur résilience. Elles sont des figures de femmes fortes qui n’abandonnent jamais. 


La plume de Laetitia Colombani est agréable, sans en faire trop, elle dépeint avec justesse la vie parfois difficile de ces femmes. 

La conclusion est magnifique, mais on s’en doute durant une bonne partie du livre — et ça fait un peu « tout va bien dans le pays des bisounours » quand même !

J’ai aussi aimé la postface écrite par l’auteure, histoire de comprendre comment l’idée lui est venue, j’ai trouvé que ça ajoutait une force au propos. Parce que là encore, tout part de la force des femmes. 


La Tresse est un ouvrage magnifique, je n’ai pas été déçue même si je déplore le fait qu’il se soit lu trop vite et que les ficelles soient peut-être un peu trop grossières… 

J’aurais aimé pouvoir suivre Smita, Giulia et Sarah encore un peu plus longtemps. Pouvoir les accompagner plus loin. 

Le seul élément que je déplore, c’est le manichéisme de l’histoire, celle-ci est belle, mais attendu… 



Je pense me procurer Les Victorieuses maintenant - si vous l’avez lu, n’hésitez pas à me partager votre avis ! 






Le ciel en sa fureur d'Adeline Fleury

Quand le varou m'emportera je m'endormirai dans le ciel de tes yeux. Sous les auspices de Jean de La Fontaine, Adeline Fleury nous ...