dimanche 28 juin 2020

Le Coin des libraires - Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre

« Même les grandes joies vous laissent un peu de regret, il y a un fond de manque dans tout ce qu’on vit. »


Vous savez, il y a ces livres qu’on vous offre et sans que vous sachiez pourquoi, ils se retrouvent relégués au fond de la bibliothèque, attendant sagement d’être soupesés et feuilletés, abandonnés ou bien dévorés. 


Depuis fin 2015 Au revoir là-haut était de ceux-là. Toujours repoussé, par élimination puis par choix (trop de tapage lors de la sortie du film en 2017…). 

Vient enfin ce sentiment du bon moment, du maintenant ou jamais. 



1918, Albert et Édouard, des soldats français, sont à quelques jours de la fin de la Première Guerre mondiale. Tout est (quasi) terminé, la France a gagné. Oui mais la guerre n’a pas dit son dernier mot… 

Je dis la guerre mais on sait tous très bien que derrière celle-ci se cache toujours (un ou) des hommes, avides de pouvoir et prêts à tout pour monter dans l’échelle sociale, mais passons. 


Au revoir là-haut est un livre pour lequel il ne faut rien savoir, au contraire il faut se laisser bercer, plonger dans l’horreur à la fois avec une excellente plongée au coeur des tranchées et avec cette immédiate après-guerre qui pointent, et avec elle, toutes les difficultés que cela peut poser. 


Beaucoup l’ont désormais lu et d’autres pas, pour cette raison je ne vais pas m’appesantir sur l’histoire ni même sur cette fin ô combien déchirante mais aussi extraordinaire de justesse. 


Contrairement à ce qu’on pourrait penser, Au revoir là-haut n’a rien de pathétique et c’est pour moi l’aspect le plus intéressant du livre. 

Pierre Lemaitre nous raconte une histoire tragique en soi, mais il y a cette écriture, incisive, particulièrement efficace. 

Écrire sur la guerre, l’immédiate après, c’est souvent l’occasion de donner un ton de déploration, d’insister sur le pathos, bref c’est pas toujours très agréable — en grande partie parce que le ton misérabiliste mêlé à une histoire aussi tragique, bah forcément ça donne pas un très bon état d’esprit…


L’auteur a pris les choses d’une autre manière, il a donné une teinte comique à son histoire, il a, par son style, rendu une histoire en apparence plombante, en quelque chose d’autre, en quelque chose entre la tristesse et le rire. 

Certains passages glacent par leur crudité par exemple et pourtant il suffit d’une phrase, ou d’une tournure pour déclencher un sourire ou un rire. 


C’est ce que j’ai préféré dans ce livre, le jeu sur les différents registres, le style qui oscille entre gravité et légèreté. Parce que, qu’on s’y trompe pas, l’ironie de certaines situations est révélatrice de la cupidité des uns qui, inexorablement, entraînent les autres dans leur chute. 


J’ai adoré Au revoir là-haut parce qu’il n’est pas qu’un énième roman sur la Première Guerre mondiale, parce que Pierre Lemaitre est parvenu à en faire une histoire magnifique et terrible. Une histoire où le besoin de rendre hommage à tous nos disparus est tourné en dérision — se pose donc la question du devoir de mémoire et de comment rendre justice — où les soldats, ces gueules cassées, revenus de l’enfer se trouvent désaxés, inadaptés dans ce monde qui a des traits de l’ancien mais qui ne l’est pas non plus tout à fait. 


Le cynisme est omniprésent et le coup de force, c’est bien de nous donner à voir une histoire fabuleuse et de parvenir à nous faire ressentir une palette d’émotions si diverses, si peu communes dès lors qu’on lit sur la guerre…


« Il y aurait à écrire une histoire des larmes dans la vie d’Albert. Celles-ci, désespérées, naviguaient de la tristesse à la terreur selon qu’il considérait sa vie ou son avenir. » 


À lire à lire à lire !! 

Et ce malgré ses 600 pages parce que franchement, elles sont vite avalées !  





mercredi 24 juin 2020

Le Coin des libraires - Prosper à l'oeuvre d'Éric Chevillard

Après avoir ri aux larmes avec Prosper Brouillon publié en 2017, Éric Chevillard est revenu en octobre dernier avec son nouvel opus : Prosper à l’oeuvre


Encore une fois j’ai adoré ma lecture, c’était léger et surtout drôle, si drôle. 

Comme je le disais déjà pour Prosper Brouillon, je lis très peu de livres où je ris devant. Ces deux livres en font partie et c’était si rafraîchissant ! 



Après le succès de son précédent livre Les Gondoliers (voir le premier opus), Prosper Brouillon doit donc écrire un autre livre. 


« Prosper Brouillon n’écrit pas pour lui. Il ne pense qu’à son lecteur, il pense à lui obsessionnellement, avec passion, à chaque nouveau livre inventer la torture nouvelle qui obligera ce rat cupide à cracher ses vingt euros. » 


Prosper n’en a que pour ses lecteurs, donc il entame l’écriture de ce nouveau livre un roman policier.


Ponctué par des parasitages, tels des renvoies à l’autobiographie de Prosper : Écrire et tricoter, c’est pareil (non mais rien que ce titre me donne envie de hurler de rire…), l’élaboration du prochain roman de ce grand auteur est une aventure ! Et puis il y a les va-et-vient avec l’éditeur de Prosper qui lui dit clairement que c’est grâce à lui s’il est possible de publier des poètes inconnus au bataillon. Bah dis donc, on ne savait pas Prosper si généreux ! 


« Un livre, comme un homme, doit vivre avec ses cicatrices et surmonter bravement l’épreuve du handicap. » 


Surtout, Prosper est un éternel flemmard, une fois l’idée germée dans son esprit, il écrit le début, puis ça ne l’intéresse plus. Enfin, il n’est plus intéressé jusqu’à ce qu’arrive les plateaux télé, les journaux, etc. Prosper vaniteux ? Si peu !


« Quelle histoire ? Prosper Brouillon se demande en effet comment poursuivre. Le début est prometteur (il est derrière lui), la fin sera formidable aussi (invitations à la télévision, négociations avec les producteurs de cinéma, placards publicitaires dans le métro) : entre les deux, c'est le moment qu'il n'aime pas beaucoup, la corvée du coffrage, du remplissage. » 


Prosper à l’oeuvre promettrait-il une suite par l’entremise de cette illustration page 94, illustration d’un livre rouge intitulé "Les 11 000 mâts" et légendé « Le prochain sera rouge, d’un rouge profond. »

Sans doute, après le choix du bleu, la couleur la plus classique possible, Prosper va-t-il choisir en choisir une autre. Celle du sang, du crime. De la passion, de la littérature autant que de la renommée. 

Parce que c’est ça Prosper Brouillon, un auteur contemporain toujours prêt à aider son prochain ! 


Concernant les illustrations, toujours de Jean-François Martin, j’ai une petite préférence pour celles de Prosper Brouillon, j’ai aimé celles-ci, mais je trouvais qu’elles étaient plus loufoques avant, tandis qu’on retrouve une vraie continuité dans les nouvelles. Ça c’est à 100% question de subjectivité. 



J’applaudis une fois encore Éric Chevillard pour ce roman fin et intelligent. Il use de la représentation qu’on a d’une certaine littérature dite « commerciale » pour la détourner et en donner une vision déformée et amusante. 

L’humour est quelque chose d’assez difficile en littérature (en tout cas pour ma part) et l’auteur est parvenu avec brio à me faire sourire à chaque page, tandis qu'avec d’autres, j'ai ris aux éclats. Décidément, ce Prosper, je m’en souviendrais longtemps ! 







dimanche 21 juin 2020

Le Coin des libraires - Captive de Margaret Atwood

En 1996 paraît le roman de Margaret Atwood intitulé Alias Grace. Il aura fallu la mode de La Servante écarlate pour que le jour se fasse de nouveau sur ce roman, également adapté en série sous le même titre. 

En France, c’est en 1998 que Captive sort dans nos librairies.




Ayant adoré La Servante écarlate (livre comme série), j’avais très envie de découvrir Captive, même si je ne savais absolument rien dessus. En plus j’avais reçu à Noël (2018) la magnifique édition collector publiée par 10/18. Je n’avais plus d’excuse. 


Je ne sais pas si c’est pareil pour vous, mais je préfère toujours lire le livre avant de découvrir son adaptation (et inversement si c’est d’abord un film avant d’être un livre, chose très rare). 

Du coup je voyais toujours la vignette de la série passer et je me disais toujours qu’il fallait que je lise le livre…


Il aura fallu qu’on me mette devant le premier épisode pour que je me décide à ouvrir le bouquin. Et quelle lecture ! 

Je ne savais pas de quoi ça parlait (même si j’avais compris qu’il y avait une histoire de meurtre là-dessous) mais ça avait l’air quand même vachement bien ! 


Pour la première fois j’ai lu le roman et alternativement j’ai regardé la série si bien que je suivais vraiment les deux en même temps. 

J’ai rapidement compris que Margaret Atwood s’était inspirée d’un fait-divers et là, évidemment c’était le jackpot. 


Un fait-divers historique, dont je ne connaissais pas l’existence et où il est question de meurtre et de psychologie, mais que demander de plus ??


J’étais servie il y a pas à dire. 


Criminelle, criminelle, murmure-t-il tout bas. Ce terme a de l’attrait, une senteur, presque. De gardénias de serre. Terrifiante, mais également discrète. Il s’imagine en train de la respirer tout en attirant Grace vers lui, en appuyant sa bouche contre la sienne. Criminelle.


Captive reprend l’histoire de Grace Marks, femme de chambre chez Thomas Kinnear, un bourgeois ayant des relations avec sa gouvernante, Nancy Montgomery.


En 1843, James McDermott assassine le couple et s’enfuit avec Grace. Cerveau de l’opération, complice ou simple victime collatérale, Grace est arrêtée avec McDermott. Condamnée à perpétuité pour le meurtre de Kinnear uniquement (McDermott a pris la pendaison), Grace est restée 30 ans en prison avant d’être graciée en 1872. 

S'il n'y a pas eu la peine de mort pour elle, c’est uniquement en raison de son jeune âge lorsque les faits sont survenus. 


Aujourd’hui encore les raisons autour du meurtre de Kinnear et Montgomery sont mystérieuses, en particulier le rôle joué par Grâce. 

Margaret Atwood s’intéresse d’ailleurs surtout à la jeune femme, aux raisons qui auraient pu la pousser à en arriver là. Choisissant la thèse psychologique, Grâce aurait eu des problèmes, disons schizophréniques, après la mort de sa seule amie, Mary Whitney, décédée des suites d’un avortement. 


La place de choix de Mary dans l’imaginaire de Grâce pourrait expliquer les raisons de son acte : venger la jeune femme décédée à cause, notamment, de sa classe sociale et de son impossibilité d’avoir un enfant au regard de ses conditions de vie. 


Le livre n’est que spéculation et la série reprend bien ces diverses interrogations. 


En des moments pareils, j’envie ceux qui ont trouvé un refuge sûr où accrocher leur coeur ; ou peut-être est-ce que je leur envie d’avoir un coeur à accrocher. J’ai souvent le sentiment de ne pas en avoir et de ne posséder à la place qu’une pierre en forme de coeur ; et d’être donc condamné à «  errer en solitaire comme un nuage  », comme l’a écrit Wordsworth.



Captive de Margaret Atwood, traduit par Michèle Albaret-Maatsch aux éditions 10/18.


  • Du livre à l’écran 


Sans volonté de trancher, Atwood a choisi le parti de l’interrogation. Finalement on en apprend pas plus sur le fait divers et sur Grâce Marks après avoir lu Captive, mais on sort interrogatif et avec un sentiment contradictoire à l’égard de Grace. 


Il en va de même dans la série où la fascination ressentie par le Dr. Jordan (Edward Holcroft) est tout autant celle du spectateur. En équilibre entre la culpabilité et l’erreur judiciaire, on ne sait sur quel pied danser. 

Quelle est la vérité ? Est-ce une histoire macabre largement due aux conditions sociales de l’époque ? chose qu’Atwood décrit parfaitement bien dans son roman avec par exemple la jalousie éprouvée à l’égard de Nancy Montgomery, aussi méprisable que toute bonne bourgeoise qui se respecte (mais n’oublions pas qu’elle n’est en rien une bourgeoise).


J’ai eu la bonne surprise de retrouver Anna Paquin (True Blood, et plus dernièrement dans The Irish Man) dans le rôle de Nancy. 

En campant un personnage détestable elle donne des points à Grace pour laquelle on éprouve que de la pitié. 


La série retranscrit fidèlement ce sentiment d’injustice ressenti à l’égard de Grace. On croit la majeure partie du temps qu’une femme de sa trempe n’a pas pu faire ce qu’on lui reproche. Elle est trop douce, trop calme, trop gentille. 

Mais il faut se méfier des apparences, voilà ce qu’on veut nous faire comprendre. 





En 6 épisodes le spectateur est interrogé sur la difficulté à reconnaître quelqu’un coupable sur le seul fait d’un témoignage (McDermott et Grace ne cessent de se jeter la balle, et un troisième protagoniste y met son grain de sel). La réalisation est efficace et nous met dans une ambiance feutrée, celle, intime, des séances avec un psychologue. 


Le choix de reprendre le titre du roman Alias Grace est très fort. Je le comprends vraiment comme un aveu, celui de la maladie, du trouble de la personnalité. Tandis que le titre Captive est caractéristique de Grace Marks, un être énigmatique, complexe… captivant. 



D’ordinaire je déteste les fins ouvertes, mais là il y a à mon sens une nécessité de ne pas trancher. La thèse psychologique est parfaitement plausible. La thèse de l’influence de Grace sur McDermott l’est aussi. 

On ne saura jamais les raisons de cet acte, on ne saura jamais qui est véritablement coupable, qui a manipulé qui, qui est à l’origine du massacre. 


L’Histoire est composée de zone d’ombre et ce fait divers, survenu au 19e n’y coupe pas. 

Grace était un cas clinique avant l’heure, ou était-elle simplement une tueuse jalouse et dépravée. Qui sait ? 


Dans tous les cas je recommande à tous ceux qui aiment les faits divers le livre comme la série, ils sont à peu près pareils du point de vue de l’histoire, mais ils apportent chacun un éclairage différent sur les principaux protagonistes. 







mercredi 17 juin 2020

Le Coin des libraires - Intérieur Nord de Marcus Malte

Intérieur Nord est mon troisième ouvrage de l’auteur français Marcus Malte. Après avoir découvert et adoré Garden of love, après avoir lu son recueil de nouvelles Toute la nuit devant nous, j’ai eu envie de me plonger dans un autre recueil, j’ai nommé Intérieur Nord



Regroupant quatre nouvelles (Musher ; Jardinier ; L’ange pleureur ; Jeanne, ma Jeanne) elles ont en commun de faire entendre une douleur, un sentiment, la fragilité des êtres. 


L’entrée s’effectue donc avec Musher. Si vous ne savez pas ce que c’est (c’est déjà que vous n’avez pas lu l’excellente Sauvage de Jamey Bradbury dont je vous parlerai bientôt !), tout simplement un conducteur de traineau à neige, un meneur de chiens en gros. 

Sa solitude est brisée par l’arrivée d’un duo, une jeune femme et un homme bien plus vieux. Ils viennent au chalet du narrateur pour se reposer. 


C’est comme ça qu’il fait la connaissance de Lauren, une jeune femme somptueuse, adorée des chiens, adorée de lui.

Mais c’est rarement joyeux les fins chez Marcus Malte, donc je ne vous en dirai pas plus, mais elle vaut le détour, rien que pour la description des lieux, de l’immensité blanche entrant en écho avec la solitude infinie du musher

Il a dit que cette attente était devenue intolérable. C’était ça, à présent, le véritable poison qui le rongeait. Plus que la maladie. Plus que l’idée même de mourir. Il a dit qu’ils étaient deux à en souffrir. Il y avait lui et il y avait Lauren. Et la souffrance ne se partage pas : elle s’accumule.


Enfin il y a Jeanne, ma Jeanne

J’ai adoré cette histoire. On suit le personnage de Lucien, un commercial sillonnant les routes pour vendre des bouteilles de vin. Un jour, de manière impromptu il fait la rencontre de Jeanne. 

Tout bascule. 


La fin de l’année 1981 est radieuse pour Lucien qui, fou amoureux de Jeanne, est prêt à tout pour rester avec elle. Il adore son gosse, bref, c’est l’amour fou, l’amour à la mort. 

Mais c’est sans compter sur Jeanne qui, d’un coup d’un seul le congédie sans véritable raison. 

Par la suite, Lucien apprendra le pourquoi du comment.


Ces quatre nouvelles ont en commun de mettre en avant des blessures du coeur. Marcus Malte fait dans l’économie de mots ce qui démontre une fois encore son talent pour dire la souffrance, pour faire ressentir la solitude. 

Décidément, l’auteur touche toujours juste.


À la base je me suis lancée dans ce livre pour ensuite me plonger dans un autre, toujours publié par Zulma : Fannie et Freddie, avant d’entrer au coeur de son dernier roman Aires. Le confinement a remis en cause cette organisation puisque je comptais me procurer Aires début avril et le lire tranquillement durant tout le mois avant d’assister à une rencontre avec l’auteur en mai, mais confinement oblige, cette belle rencontre a dû être annulée. 


Le malheur, c’et que rien ne dure. On grimpe tout là-haut au sommet sans s’en rendre compte, on décolle, on s’envole, et puis après il y a la chute.







dimanche 14 juin 2020

Le Coin des libraires - L'homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk

Saviez-vous que La langue des serpents d’Andrus Kivirähk aurait pu ne jamais voir le jour en France ? Qu’un traducteur passionné a décidé de le traduire en entier, sans avoir signé de contrat d'édition ? 

Saviez-vous qu’il suffit d’un jour, d’une rencontre pour permettre de faire circuler un si beau livre ? 


Cinq ans après avoir traduit en français le livre, Jean-Pierre Minaudier désespère de le voir publier. 

Jusqu’à ce qu’il rencontre Frédéric Martin, fondateur du Tripode, à l’INALCO (Institut national des Langues et Civilisations orientales) et lui soumette sa traduction.




Tout ça pour dire que sans le concours d’un traducteur passionné, sans le concours d’un éditeur exceptionnel, cette pépite n’aurait jamais pu arriver entre nos nombreuses mains. 


Une forme de mythe cher aux estoniens veut qu’avant la christianisation et l’arrivée de soldats étrangers sur leurs terres, ils vivaient en harmonie avec la nature. Ils vivaient au coeur des forêts ; amis des bêtes grâce à une connaissance inestimable : la langue des serpents. 


Leemet est né au village parce que son père a décidé qu’il était temps de quitter la forêt, de faire comme tout le monde et de fermer la porte à l’ancien monde pour entrer dans le nouveau. Un événement tragique survient et Leemet, encore jeune, retourne dans la forêt. 


Mais bon il n’y a plus trop foule dans la forêt, quelques maisonnettes par-ci par-là mais rien de bien consistant. Faut dire qu’ils s’enfuient tous au village, dédaignant leur osmose avec la nature et, pis encore, l’usage de la langue des serpents. 


C’est pour ça que les hommes sont obligés de chasser durant des heures, parce qu’ils ne connaissent plus la langue des serpents ils ne peuvent plus ordonner aux bêtes de se laisser sacrifier ; c’est pour ça que les serpents attaquent les humains : si ceux-là ne répondent pas c’est bien qu’ils sont des ennemis.

Surtout les ancêtres de Leemet ont oublié, ils ont bafoué leur plus grande allié : la Salamandre. Cet être mythique qui détruisait les soldats de fer venus d’ailleurs, voguant dans le ciel, décimant un à un ses ennemis avant de retourner à son repos. La Salamandre est une histoire ancienne, un conte pour bonnes femmes, presque. 


Sûrement que le village m’aurait gobé, m’aurait avalé, m’aurait lentement digéré comme un gigantesque reptile, une Salamandre étrangère et hostile. Et je me serais soumis à sa volonté, car ma Salamandre à moi, celle qui était censée me protéger, avait disparu, et nul ne savait où elle dormait.


Et à côté de tout cela il y a le village. L’opposition entre les deux est évidemment radicale : fini d’être chasseur-cueilleur, bonjour le métier des champs. Faire du pain, vivre dans une petite maison, prier Jesus et le remercier pour ses bienfaits… 


Le début laisse penser qu’il existe un monde positif (la forêt) et un monde négatif (le village), mais plus on avance et plus on comprend la complexité de la chose : aucun des deux ne se vaut, aucun n’est véritablement meilleur — même si franchement le village, ça vend pas du rêve avec Johannes (le « chef ») qui est aussi bête et superstitieux qu’un manche à balai ; ce qui m’a donné de bons moments de rigolade c’est vrai. 

Notamment lorsqu’il est question de ces humains qui se changent en loup (mythe du loup-garou ça va sans dire) et des idées reçues complètement aberrantes autour du peu d’humains qui peuplent la forêt. 


« Doyen Johannes, j’ai vécu toute ma vie dans la forêt et je te le dis : les génies, ça n’existe pas. Ce n’est pas d’eux qu’il faut avoir peur, mais des gens qui croient en eux. Et avec ton Dieu, c’est la même chose. Ce n’est rien d’autre que les génies sous un nouveau nom que les moines leur ont donné, comme ils iraient me donner un nouveau nom si je me laissais faire. Qu’est-ce que ça change ? Quel que soit le nom qu’on me donne, je reste le même, et il en est de même pour les génies, de quelque manière qu’on les nomme. Je ne joue pas à ce jeu. » 


L’homme qui savait la langue des serpents ce n’est pas uniquement une ode à la nature, un moyen de se faire entrechoquer deux modes de vie opposés et de dire « voilà celui-là est le bon ». Pas du tout. Dans la forêt aussi il y a des abus, des croyances insensées, portées à bout de bras par Ulgas, ce fou à lier. Dans la forêt aussi s’établit une forme de dégénérescence. Rien n’est noir ou blanc et c’est ce paradoxe inassouvi qui accroche autant. C’est l’envie de rire, mais d’un rire grinçant parce que dans le fond c’est aussi drôle que grave. 


Je recommande ce livre à tous, sans exception. Un peu moins de 500 pages pour découvrir un monde, un style aussi. La traduction est excellente, on entre immédiatement dans l’histoire et il y a cette fluidité qui donne envie de lire les chapitres les uns après les autres sans s’arrêter. 


L’homme qui savait la langue des serpents c’est vraiment un tout.

Et c’est amusant car lors de la rencontre dans le cadre de #varionsleseditionsenlive Frédéric Martin a faite cette remarque qui a mon sens résume l’essence du livre : « beaucoup de gens qui ne lisent pas la SF aiment cette histoire, il y a plein de genres à l'intérieur de ce livre ». Je ne pourrais pas être plus d’accord. Que l’on aime le roman d’apprentissage, le roman humoristique, le pamphlet ou même le fantastique, ce livre est fait pour vous ! 



« Je t’aime », dis-je en lui baisant le nombril. 

« C’est très bien. Mais tu es quand même un rien cinglé. J’espère que ça va te passer. » 

« J’espère bien que non. Il me semble que je viens seulement de comprendre comment il faut vivre. »



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L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirãkh, traduit par Jean-Pierre Minaudier aux éditions du Tripode. 

Couronné du Grand prix de l’Imaginaire en 2014. 

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mercredi 10 juin 2020

Le Coin des libraires - Le Sang des autres de Simone de Beauvoir

Publié en 1945, Le Sang des autres est le deuxième roman de Simone de Beauvoir. Si L’invitée traitait d’un sujet pour le moins anecdotique avec une intrigue autour d’un triangle amoureux, Le Sang des autres s’ancre dans son époque en abordant la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale. 


Responsable de la douceur et de la dureté de mes yeux, de mon histoire, de ma vie, de mon être. J’étais là, devant toi ; et parce que j’étais là, tu m’avais rencontré, sans raison, sans l’avoir voulu : désormais tu pouvais choisir de te rapprocher ou de fuir, mais tu ne pouvais pas empêcher que je n’existe en face de toi.


À la lecture des premières pages j’étais déroutée. Le style est assez spécial, le protagoniste, Jean, fait des réflexions au sein de la narration (elles sont repérables par des italiques), j’ai un peu eu le sentiment de passer du coq à l’âne, de faire des va-et-vient entre passé et présent de manière un peu maladroite. Finalement, on s’y fait vite, certains chapitres sont du point de vue de Jean, d’autres sont omniscients ; une fois le cadre posé, la mise en place du récit alternatif, c’était parti, et qu’est-ce que c’était bon ! 




J’avais émis des réserves quant à L’invitée, j’avais trouvé le livre bien, mais un peu décevant face aux critiques positives à son sujet. Ne connaissant pas Le Sang des autres (comme toujours je n’ai pas lu le résumé avant de me plonger à l’intérieur) il n’y avait pas d’attente, ni de connaissance préalable. 


Peut-être est-ce ce qui m’a sauvé, ou alors peut-être juste la plume de Beauvoir, ses questionnements existentiels et sa force pour créer des personnages passionnés et combatifs. 


Hélène est une jeune femme, elle vit chez ses parents qui ont une boulangerie. Elle est un personnage énervant, comme Françoise dans L’invitée mais pas pour les mêmes raisons. Les idées d’Hélène me dérange, elles sont trop égoïstes et immatures. Malgré ça, se dégage de son être une aura d’intérêt qui donne envie de suivre son apprentissage, de voir si ses efforts acharnés pour séduire Jean seront en vain. 


Et puis il y a celui qui fait couler le sang des autres :

 « Il aurait fallu ne jamais être. », Jean, l’écorché. Fils d’une famille bourgeoise mais fervent anarchiste, puis syndicaliste. Si lui aussi m’a plus d’une fois énervé — l’apitoyement c’est cool, mais quand c’est à outrance, ça finit par devenir risible — je l’ai tellement aimé. Son personnage est entré dans mon âme de lectrice si bien qu’il m’arrive de souvent y penser, à son parcours, et surtout à ses idéaux. Ses interrogations sur la nécessité d’agir et les conséquences que peuvent avoir les actes, aussi minimes soient-ils. Dans mon esprit Jean est indissociable de Jacques, comme il l’est d’Hélène. 

J’ai retrouvé l’effervescence des sorties parisiennes déjà présente dans L’invitée, mais avec une inquiétude en plus. Et dire que tout termine comme ça commence, et qu’il aura suffit d’une bicyclette et d’un peu de politique pour que tout s’enflamme. Il faut dire que la guerre ne vient arranger, au contraire elle mettra les feux au poudre et conduira nos protagonistes là où ils sont depuis les premières pages. 

L’Occupation va révéler les vrais visages, elle sera pour certains la possibilité d’accéder à sa propre conscience, ou encore l’occasion de jouer le tout pour le tout. 

Quoi qu’il en soit, Simone de Beauvoir a fait mouche avec ce roman. Moins connu que son prédécesseur, mais à mon sens bien mieux maîtrisé, il parle de courage, de remords, d’amour, de mort. 


Et l’angoisse éclate, seule dans le vide, par-delà des choses évanouies. Je suis seul. Je suis cette angoisse qui existe seule, malgré moi ; je me confonds avec cette existence aveugle. Malgré moi, et pourtant ne jaillissant que de moi-même. Refuse d’exister : j’existe. Décide d’exister : j’existe. Refuse. Décide. J’existe. Il y aura une aube.




 

dimanche 7 juin 2020

Le Coin des libraires - Franz Schubert Express & Looking Back de Tecia Werbowski

Ces récits de Tecia Werbowski possèdent plusieurs similitudes ;  les trois histoires auxquelles nous avons affaire sont directement liées par un même lieu : le train. Ensuite, il faut noter l'importance de la brièveté. L'histoire la plus longue, celle que l'on suit dans Looking back, le dernier ouvrage de l'auteure paru en France en mars 2018 dépasse à peine les 70 pages - et encore, 70 pages bien aérées ! 

Ces deux livres, parus dans la collection Notabilia sont à l'image de l'amour de l'auteure pour la République Tchèque, et plus particulièrement pour Prague, ville où elle a effectuée ses études. Polonaise de naissance, et Canadienne d'adoption, c'est néanmoins Prague la ville de son coeur.


  • Franz Schubert Express 

L'ouvrage intitulé Franz Schubert Express renferme en réalité deux nouvelles, la nouvelle éponyme et la deuxième intitulée "Gustav Mahler Express", deux noms de ligne de train donc. La première effectue le trajet Prague-Vienne tandis que la seconde l'effectue dans le sens inverse. 
Si j'ai trouvé l'idée de base très intéressante, j'ai décroché une fois Franz Schubert Express terminée. Avant d'expliquer pourquoi, j'aimerais souligner le fait que j'ai aimé l'ambiance qui se dégage de l'oeuvre de Werbowski, sorte d'entre-deux, entre l'ancien et le moderne. C'est avec une écriture actuelle (autrement dit, en utilisant des termes contemporains) qu'elle nous décrit des situations qui pourraient être empruntées à une autre époque. J'ai aimé ce mélange qui donne une ambiance assez unique au récit. 

Autre point fort, cette femme apprenti détective qui fait obligatoirement penser à ces grandes enquêtrices à l'image de Miss Marple d'Agatha Christie (auteure qu'elle cite par ailleurs !). On se prend facilement au jeu de l'enquête et puis, il faut aussi dire qu'on rentre très facilement dans l'histoire - encore heureux j'ai envie de dire vu la taille des histoires... 

Sinon, la deuxième partie de l'ouvrage (qui correspond au trajet Vienne-Prague) m'a bien moins enthousiasmé. Je pense que c'est notamment dû à la différence de focalisation, on passe d'une focalisation interne avec le personnage de l'apprentie enquêtrice qu'est Maya à une focalisation externe. Le passage du je au elle est soudain, assez brutal. Enfin pour être honnête, les événements qui se déroulent dans cette deuxième partie ne m'ont pas hyper intéressés contrairement à la première partie où j'ai trouvé passionnant le fait que Maya parvienne si facilement à apprendre la vérité. 
Généralement les auteurs de polars étalent leur intrigue sur des centaines de pages, ici Tecia Werbowski va à l'essentiel et sans être un roman policier ou un thriller à proprement parler, elle fait preuve d'un véritable talent pour la brièveté qui n'est pas sans rappeler de grands écrivains comme Stefan Zweig. 


Les trains, ces monstres sacrés… Il y aurait des livres entiers à écrire sur leur importance. 
Tantôt bienveillants, tantôt terrifiants, ils gémissent et hurlent ; ils vous endorment, à la façon d’une berceuse ; ils sifflent, respirent et soufflent bruyamment, selon le genre de responsabilités qu’on leur confie. Des monstres, comme ceux qui ordonnent qu’on emmène des innocents à Auschwitz ou au goulag, en usent et en abusent. Chers, très chers trains, complices de nos rêves… 
- Gustave Mahler Express 



  • Looking Back 

Si le train est omniprésent ici aussi, les personnages eux sont différents. Adieu Maya, bonjour Tecia, sorte d'avatar de l'auteure elle-même. J'ai aimé l'importance de la porosité fiction/réalité. Nous suivons une femme, Tecia, qui porte donc le nom de l'auteure. Est-ce un récit proprement autobiographique ou bien est-ce simplement une façon de perdre le lecteur ? Même si je n'ai pas la réponse le fait de s'interroger est quelque chose d'intéressant en soi.

Cette fois, Tecia fait la connaissance d'un homme dans le train qui la mène à Cracovie. Cet homme qui s'est invité dans son wagon lui dévoile le drame de sa vie. À ce moment le lecteur oscille entre soupçon et compassion. Une fois de retour au Canada, Tecia s'interroge sur cet homme, sur les étranges coïncidences qui les unis - ils ont tous les deux étudié à Prague, ils se sont tous les deux expatriés au Canada. C'est alors l'occasion pour Tecia de retrouver la trace de cet homme, Janusz Nowicki qui n'a pas quitter son esprit malgré les années.

Là aussi on trouve l'enquête au centre de tout, enquête sur cet homme étrange et sur sa résidence. Comment le retrouver ? que faire pour qu'il raconte son histoire en intégralité ?
Et alors là aussi on retrouve cette idée du récit autobiographique lorsque Janusz revoit Tecia et l'accuse de se servir de lui et de son malheur pour écrire un livre.

Se pose la question de la légitimité. Pourquoi écrire un ouvrage sur la détresse d'un homme, surtout si celui-ci l'interdit ? quelle image l'écrivain véhicule auprès d'autrui, est-il nécessairement vu comme un profiteur qui n'est là que pour "voler" les histoires des autres ou au contraire, apparaît-il comme un moyen de faire connaître son histoire ?
Voilà les questions qui n'ont cessé de me venir à l'esprit depuis ma lecture de Looking back.

J'ai pris du plaisir à retrouver la plume de Tecia Werbowski, sans fioritures, avec une certaine économie de mots et ses histoires un peu loufoques qui interrogent toujours le lecteur sur une ou des questions. Pour moi, le récit est le prétexte pour interroger plus que pour raconter. Car si on regarde Looking back seulement depuis son récit, le texte en soi est quand même assez pauvre : l'héroïne est dans un train, elle rencontre un homme, discute avec lui, puis désir le retrouver pour avoir le fin mot de l'histoire. Disons que ça n'a rien de vraiment original. Et pourtant l'auteure en fait un ouvrage intéressant et pertinent sur le sens que l'on peut donner au métier d'écrivain aujourd'hui.

La vie est comme un train qui roule depuis la station de notre naissance jusqu’au terminus où notre vie prend fin. De temps à autre, il s’arrête dans des endroits agités, troubles, voire dangereux, et nous nous demandons alors, incertains, s’il faut continuer le voyage. Mais pour aller où, avec qui ?







Le ciel en sa fureur d'Adeline Fleury

Quand le varou m'emportera je m'endormirai dans le ciel de tes yeux. Sous les auspices de Jean de La Fontaine, Adeline Fleury nous ...