mercredi 19 janvier 2022

Lune de papier de Mitsuyo Kakuta

Le monde entier était doux et aimable comme jamais. Elle se mit à penser que c’était ainsi que les gens riches voyaient la vie. […] Ces gens qui riaient de bon coeur, qui ne haussaient jamais le ton, qui n’écrasaient pas les autres, qui faisaient vite confiance, qui ne montraient ni n’exprimaient aucune malveillance, qui ne pensaient même pas que quelqu’un puisse leur vouloir du mal. Elle était convaincue qu’ils avaient passé leur vie dans cette ambiance éthérée que procurait l’argent.


La quatrième parle d’une femme, Rika, mariée et employée de banque. On nous dit qu’elle détourne l’argent de ses clients. 

Pourtant quand j’ai commencé à lire, ce fait existait déjà, il était déjà là, déjà plus d’actualité. 

On suit Rika et quelques anciennes camarades de classe. Ces autres femmes, dont le portrait est tracé avec minutie, sont présentes pour donner plus d’épaisseur à Rika, nous donner plus d’informations sur ce qu’elle était bien avant d’être ce qu’elle est devenue, mais aussi pour donner une autre représentation des femmes au Japon. Leur comportement et leurs pensées. 


Dans ce livre, tout tourne autour de l’argent. `


Les mariages sont tous centrés sur l’argent : il y a celle qui n’a pas su réfréner ses achats compulsifs, à tel point qu’elle s’est endetté. Une fois le mari a remboursé et pardonné, la deuxième fois, quelques années après, il a demandé le divorce. 

Il y a celle qui a grandi dans l’opulence et souhaite acheter tout ce dont ses enfants ont besoin, même les choses inutiles. Elle fait peser sur son mari un reproche silencieux : s’il gagnait plus d’argent, elle pourrait être heureuse. 



Il y a Rika, la jeune Rika qui ne parvient pas à tomber enceinte. 

Ceci est le premier poids que la société fait peser sur elle : mariée elle devrait avoir des enfants, et être une mère au foyer épanouie. Mais tout ça ça marche pas et son mari ne la désire plus. Tomber enceinte devient une rêverie lointaine. 


La belle Rika ne peut rien s’offrir, et se fait rabaisser par son mari sur le mode de la dérision (tu n’es même pas en cdi, et puis tu ne gagnes pas beaucoup, tu auras beau te défoncer à la tâche, tu n’auras jamais rien d’autres que des clopinettes : donc qui est l’homme de la maison ?). 

Tout dégringole pourtant un jour. Suffit-il du jour où Rika n’a pas assez sur elle pour payer ses courses et emprunte de l’argent à un de ses clients ? ou bien celui où elle rencontre ce jeune homme, petit-fils d’un de ses clients fortunés, étudiant sans le sous, vite épris de Rika ? C’est quand il lui raconte tous ses soucis d’argent que la spirale commence, quand il parle de ses dettes à n’en plus finir qu’elle commence à piocher dans les enveloppes de ceux qui, de toute façon, ont tellement d’argent qu’ils n’en verront rien. 

Le total se chiffre à plus de 100 millions de yens. 

Parce que je pensais qu’il fallait donner une forme concrète à ce qui nous lie. Parce que je pensais que pour devenir quelqu’un, pour devenir plus que ce que je suis, j’avais besoin de choses concrètes.


Mais elle remboursera. Bien sûr qu’elle remboursera. 

En attendant son mari part à Shanghai, elle décide de rester au Japon. À ce moment tout tourne plus rond. Il s’agit de surenchère encore et toujours. 

Aller manger dans les meilleurs restaurants, inviter son amant dans les meilleurs hôtels (où aller d’autre ?) la frénésie se poursuit, Rika emprunte toujours plus d’argent, achète toujours plus de vêtements. 

Elle va jusqu’à louer un appartement à Tokyo, un pied à terre pour son amant qui n’a plus besoin de payer de loyer. Un petit nid douillet où elle peut se réfugier.

Tout fini pourtant par dégringoler. Le retour du mari sonne en quelque sorte le glas. 


Tout aurait été tellement plus simple si elle avait eu de l’argent, si elle avait pu emprunter cette ascenseur social elle aurait été heureuse. 

La société japonaise est consumériste au possible, et le poids du crédit à la consommation est important qu’on ne se méfie jamais vraiment de ses machines qui délivrent un paquet d’argent en un clin d’oeil. 

C’est si facile de s’endetter, si facile de crever d’envie d’aller faire les boutiques, de vivre au-dessus de ses moyens, de s’acheter des choses sans regarder les prix avant. C’est une envie pressante et parfois même une drogue. L’envie d’être comme ceux que l’on n’est pas, d’exister enfin parce qu’on a tout fait pour. 


Mitsuyo Kakuta va à l’essentiel sans user d’un pathos sans doute mal venu. Si je me suis attachée à Rika ce n’est pas tant grâce au style qu’aux événements. Rika m’a beaucoup touchée parce qu’elle est profondément humaine et fragile, mais elle m’a aussi beaucoup agacée. 


Lune de papier dépeint le couple comme un diktat, l’auteure insiste sur les conséquences survenues au Japon au lendemain de la mondialisation - il ne faut pas oublier que le pays est une île et que ça ne fait pas si longtemps qu’il s’est ouvert au monde -, conséquences désastreuses puisque les japonais n’hésitent pas à s’endetter toujours plus pour un effet de mode. Le manque d’argent corrélé au couple donne à voir une image plaintive des épouses : sans épaisseur au sein du mariage, sans revenus, sans but si ce n’est s’occuper des enfants (si enfants il y a), leur existence ne peut être attestée que par les dépenses folles permises par les crédits. 

Rika dans ses choix démontre à la fois l’emprise de la société sur elle et un besoin viscérale de liberté. Mais qu’en est-il ? 


Jusqu’à présent, qu’avait-elle pris pour la liberté ? Ce qu’elle ressentait maintenant, cette liberté formidable, infinie, était-elle due aux sommes énormes qu’elle n’aurait jamais pu gagner mais qu’elle avait dépensées, ou au fait qu’elle avait abandonné tout ce qu’elle avait, y compris un endroit où revenir et ses livrets de banque ?







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