Les Liaisons dangereuses selon Fragonard d'Anne de Marnhac
« Il faut peut-être que l’œil apprenne à voir comme la langue à parler », avait écrit Diderot.
Chaque ouvrage offre une plongée au cœur de l’œuvre picturale mais pas que. Avec Hopper on rencontrait Joséphine, la femme-muse effacée, avec Manet c’était le modèle, avec Munch, c’était un point de vue autobiographique, un retour sur sa relation avec les femmes dans sa vie et dans son œuvre.
Anne de Marnhac n'entre pas dans la peau du peintre à l'aide d'un je faussement autobiographique, elle instaure une distance qui permet de suivre le peintre et son époque. Le contexte est central pour comprendre comment l’œuvre a été conçue, pourquoi et pour qui. Ce sont d’ailleurs les questions au centre de ce texte : pourquoi le verrou ? la scène décrit-elle quelque chose qui s’est déjà passée ? au contraire, amorce-t-elle une scène plus sensuelle ?
Tout en revenant sur le parcours de Jean-Honoré Fragonard, sur la vision que lui portaient ses contemporains, on entre dans son intimité en quelques phrases : Fragonard a vécu la majeure partie de sa vie au Louvre, avec sa femme, sa fille et sa belle-fille. Considéré à tort comme un libertin, Fragonard était en réalité un homme simple, un peintre différent de ce que ses contemporains et la postérité ont cru :
Contrairement à ce que laisse supposer sa réputation de peintre spécialisé dans les images galantes, les scènes de vie familiale occupent une place importante dans son activité artistique.
Fragonard n’a pas une très bonne réputation de son vivant. Si prometteur, il a tout gâché en s’éloignant de la dynamique des Salons et des commandes interminables.
Que lui reproche-t-on, finalement ? En fait, on lui en veut d’avoir abandonné le grand genre, c’est-à-dire la peinture d’histoire.
Mais qu’importe, Fragonard est soutenu par le marquis de Véri, un amateur d’art qui lui laisse le temps, qui lui offre des projets ambitieux et intéressants. Des projets scandaleux aussi. C’est le cas de cette commande du Verrou qui doit être le pendant d’un autre tableau, religieux celui-ci, L’Adoration des bergers (1775).
L’élaboration du Verrou est passionnante, la gestuelle, le choix des couleurs... L’auteure nous plonge au cœur de l’œuvre tout en s’interrogeant sur son sens : s’agit-il d’une scène qui donnera lieu à une agression sexuelle ou à une scène tendre entre deux amants ?
Le Verrou n’est pas une scène de contrainte mais une chorégraphie amoureuse ;
Le temps s’est arrêté. C’est un moment unique. Un moment où les êtres sont vrais, où leurs corps parlent pour eux : prosternation, étreinte. Un moment où leurs visages disent la profondeur de leurs sentiments, leur lien ineffable à l’autre.
Qu’est-ce qu’aimer ? »
Les vêtements défaits de l’homme, le regard fuyant de la femme, ce bras posé sur le verrou en un geste mystérieux, tout évoque le mouvement, l’action en train de se faire, une des choses que Fragonard affectionnait particulièrement :
Il a peint et dessiné tant de paysages… Ils portent tous la marque de cet amour vibrant : des arbres qui se balancent dans le vent, des feuilles qui frémissent, de l’eau qui s’écoule dans les fontaines, des nuages vaporeux, qui filent dans le ciel… Le mouvement, toujours le mouvement.
La mort du marquis de Véri a entraîné la dispersion de sa collection et, fatalement, la séparation des deux tableaux initialement conçus pour être accrochés ensemble.
De même, lors de la vente aux enchères apparaît une gravure intitulée L’Armoire et qui n’est pas sans rappeler le Verrou. S’agit-il du véritable pendant ? De la scène qui aurait pu se produire si l’homme n'avait pas poussé le verrou ?
La gravure montrait un couple surpris par des intrus, un lit défait, une porte entrouverte que les amants auraient été bien inspirés de fermer à clé…
Le Verrou revient sur le devant de la scène en 1974, suite à son achat par le musée du Louvre. Aujourd’hui il est visible aux côtés de son pendant, L’Adoration des bergers.
En prenant le point de départ du Verrou, Anne de Marnhac donne un aperçu du XVIIIe d’un point de vue historique (la naissance de Fragonard correspond au règne de Louis XV et à la tendance au libertinage) et artistique. Autant pictural que littéraire d’ailleurs, puisque l’auteure va jusqu’à s’arrêter sur Les Liaisons dangereuses de Laclos publié en 1782.
Pour celles et ceux qui souhaitent découvrir Fragonard ! et pour les initiés, Les Liaisons dangereuses selon Fragonard est une belle synthèse sur ce fameux tableau dont l’énigme ne sera probablement jamais résolue.
-----------------------------------------------------------------------------------
angoisses et désir selon Munch de Marc Lenot
Lundi, le 23 janvier, c’était l’anniversaire de la mort de Munch, dimanche dernier la fin de la super expo Un poème d’amour, de vie et de mort au musée d’Orsay.
Si l’on connaît tous Le Cri et son atmosphère angoissante, la plupart de ses œuvres n’ont pas de notoriété similaire (excepté Une soirée sur l’avenue Karl Johan peut-être) mais pourtant Edvard Munch ne se résume pas à cette image d’un cri infini, Edvard Munch c’est avant tout un peintre à cheval entre deux siècles, un peintre avec des préoccupations de son temps.
angoisses et désir selon Munch prend pour point de départ l’année 1902, le 11 novembre précisément. Un événement majeur, inoubliable, arrive ce jour-là : son amante, Tulla, lui tire dans la main gauche.
Cette entrée intimiste de Munch a le mérite de nous plonger au cœur du thème principal choisi par Marc Lenot : les femmes dans la vie du peintre.
Dans cette biographie romancée, l’auteur s’arrête sur les expériences de Munch tout en développant les sentiments qu’il puise directement à la source en citant le peintre pour être au plus vrai
« La vérité se situe entre deux mensonges »
ou bien il cite des tableaux et c’est dans l’analyse que l’on comprend où le peintre norvégien a voulu en venir.
Ce qu’il a voulu montrer, ce qu’il a voulu dire… ses relations aux femmes sont complexes mais n’ont rien de misogynes contrairement à ce que l’on peut croire.
Oui il a appelé des tableaux Vampire, Madone, Jalousie, oui il y a eu de nombreuses femmes dans sa vie, de nombreuses femmes qui l’ont fait souffrir, qui l’ont abandonné, qui l’ont mal-aimé.
Oui Edvard Munch a une relation très complexe avec les femmes, relation que sa peinture traduit plus que n’importe quel mot.
Il faut dire qu’il souffre d’un abandon originel : sa mère, tuberculeuse, n’a jamais eu de marque d’affection de peur de transmettre son fardeau. Lorsque le petit Edvard a cinq ans sa mère s’éteint et c’est sa tante qui prend le relais. Par la suite c’est son pilier, sa sœur aînée Sophie, qui succombe à la maladie.
« Les femmes de mon enfance furent tragiques et désincarnées. »
Munch est seul car sa famille est maudite.
Cette certitude d’une génétique meurtrière est ce qui le persuade de ne jamais avoir d’enfant : à quoi bon transmettre son mal-être, ses angoisses (de liberté), sa solitude, sa peur du désir ? A quoi bon avoir un enfant car son héritage reviendrait à le condamner ?
Mais Marc Lenot le montre très bien, il n’y a pas de haine des femmes, il y a une réflexion, et même un désir prégnant, il y a l’envie et l’interdit ; un mélange d’interrogations sans fin que Munch a tenté d’illustrer grâce à sa multitude de tableaux mettant en scène des femmes — un tiers de sa production représente des femmes, preuve qu’elles étaient pour lui une source inépuisable d’inspiration.
En s’arrêtant sur les figures féminines qui ont marqué sa vie (le primo romancier va jusqu’à prendre la voix de deux femmes de l’entourage du peintre) Marc Lenot nous entraîne à la découverte de la psyché de Munch, au cœur des interrogations essentielles de l’homme autant que de l’artiste.
On découvre un homme malheureux, mais un homme qui pense que son malheur est en partie le moteur de sa création.
Car tout n’est pas noir. Si la dépression (et l’alcoolisme notamment) n’a eu de cesse de planter ses griffes dans ce corps au désir famélique, elle n’en demeure pas moins une des raisons expliquant la variété d’œuvres signées Edvard Munch.
Mention spéciale pour l’inclusion des mots du peintre norvégien, ainsi que pour les descriptions picturales qui donnent une autre vision des œuvres, diverses, qui n’ont que peu de choses à voir avec Le Cri - peinture que Marc Lenot a eu la bonne idée de laisser de côté.
Mais je n’ai pas décrit que des stéréotypes de « la Femme » ; j’ai peint des femmes, ni vampires, ni madones, ni prostituées, figures humaines individualisées, complexes et diverses : un tiers de mes cent quarante portraits est constitué de portraits féminins et, de tous mes tableaux, il y en a bien un tiers qui parle d’amour, des femmes, de l’énergie sexuelle, d’une manière ou d’une autre.
Merci encore Atelier Henry Dougier pour cette découverte.
↗️ Pour tous les amoureux du peintre norvégien !
---------------------------------------------------------------------
Le dernier sommeil selon Caravage d'Alain le Ninèze
En s’intéressant au tableau représentant la Vierge montant au ciel, Alain le Ninèze aborde les dernières années de la vie du Caravage.
En prenant pour narrateur un fidèle apprenti du peintre italien, l’auteur se concentre sur les sources historiques.
On retrouve donc la plupart des éléments déjà vus dans le roman historique de Peter Dempf à quelques exceptions près - si le peintre italien vous intéresse et que vous aimez les thrillers, Le Mystère Caravage est fait pour vous ! - dont la plus importante est le fait qu’il n’y a pas autant d’intrigues et de personnes qui souhaitent faire tomber le Caravage.
Néanmoins on retrouve les mêmes protagonistes (les mêmes protecteurs notamment), ainsi que le même postulat de départ : un corps de femme a été retrouvé dans l’eau, le peintre va récupérer le cadavre pour peindre sa Vierge. Problème c’est une prostituée et une ancienne maîtresse avec ça !
Un livre très court pour en apprendre plus sur les dernières années de la vie de Michelangelo Merisi da Caravaggio (appelé le Caravage en référence à son village de naissance : Caravaggio), mais aussi sur son tableau La Mort de la Vierge (1601-1606), exposé au Louvre.
Saviez-vous que le Caravage et Rubens se sont rencontrés ? C’est à l’artiste flamant, grand admirateur de l’italien, que l’on doit l’achat du tableau par le duc de Mantoue.
Aussi, l’auteur s’intéresse aux techniques de création du peintre et si la tableau au centre du texte est celui de La Mort de la Vierge, il n’empêche qu’il en mentionne d’autre comme c’est le cas de Madone aux serpents :
Mon tableau illustre cette phrase de la Vulgate où il est écrit que Jésus « écrasera la tête du serpent ». Jésus ou bien Marie, il y a une incertitude sur ce point dans le texte latin de Jérôme : selon le choix qui est fait entre l’un ou l’autre, on est jugé bon catholique ou, au contraire, partisan caché de ceux qui ne vénèrent pas la Vierge Marie, je veux dire les réformés. J’ai contourné le problème en leur faisant poser tous deux en même temps le pied sur la tête du serpent. Mais cela n’a pas suffi aux cardinaux de Saint-Pierre, ils ont jugé que je n’avais pas tranché assez nettement en faveur de Marie. Autrement dit, pour eux, je fais des concessions aux luthériens, je suis de leur côté…
J’ai pris plaisir à retrouver la plume d’Alain le Ninèze qui va droit à l’essentiel comme c’était déjà le cas avec La femme moderne selon Manet, bien que le traitement soit radicalement différent.
L’auteur nous dévoile qu’il s’est inspiré des deux premiers biographes du peintre milanais : Giovanni Baglioni et Giulio Mancini, mais il n’empêche, les sources ont beau être existantes, elles demeurent incomplètes et mystérieuses, notamment quand il s’agit d’élucider la mort du Caravage…
Le dernier sommeil selon Caravage donne un aperçu de la fin de la vie du grand peintre Caravage tout en mettant en valeur sa peinture et son génie.
-----------------------------------------------------------------------------------
La femme moderne selon Manet d'Alain le Ninèze
Pendant mes années lycée j’ai choisi de prendre l’option Histoire de l’art ce qui m’a permis de découvrir une multitude de choses et d’en apprendre un peu sur l’histoire picturale. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie (pas seulement), mais bien parce que j’ai eu l’impression d’être face à ma professeur d’HIDA lors de ma lecture de ce titre.
En s’intéressant à Édouard Manet et à sa magnifique Olympia, Alain le Ninèze revient notamment sur l’année 1863, très importante dans la peinture, car à cette époque les peintres sont esclaves du Salon, ils dépendant du jury de celui-ci, jury pour le moins conservateur.
En 1863, Manet et ses amis peintres sont refusés, mais face à une nouvelle injustice (le classicisme perdure tandis que ceux que l’on appelle les modernes sont laissés sur le carreau, ce qui, une vingtaine d’années auparavant, a commencé à faire des remous. Baudelaire a par exemple pris la plume pour défendre ces peintres qui entraient en rupture avec le rigidité du Salon officiel), il n’est pas question d’en rester là.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Napoléon III a pris la décision d’exposer les refusés dans une aile du Palais de l’Industrie qui abrite déjà le Salon officiel.
Ce salon des refusés a permis à Manet d’y exposer son Déjeuner sur l’herbe, considéré comme moralement discutable.
L’année 1863 est aussi celle où Manet a peint l’Olympia (présenté au Salon deux ans plus tard), ce tableau que l’on peut aujourd’hui admirer au Musée d’Orsay. Ce qui est amusant d’ailleurs c’est que la Vénus moderne de Manet se trouve à proximité du tableau qui a rencontré un vif succès au Salon cette année-là : La Naissance de Vénus de Cabanel, chef-d’oeuvre de l’art académique.
L’Olympia et la Vénus sont radicalement différentes et témoignent d’un changement de goût et d’approche picturale.
Manet entend renouveler la peinture : au diable les anges et autres thèmes religieux, au diable les convenances et bonjour à la réalité. Bonjour à cette femme, Victorine Meurent, modèle de Manet et narratrice du livre qui nous intéresse.
Victorine a posé à de nombreuses reprises pour le peintre sur une période de dix ans, avant de devenir elle-même peintre, mais Alain le Ninèze s’intéresse uniquement à la relation entre Manet et Victorine en imaginant un journal intime écrit par la main féminine. Journal intime relatant ses rencontres avec Manet ou certains de ses amis - la « bande des Batignolles ». Elle raconte sa relation avec le peintre, uniquement platonique (elle était lesbienne), les réalisations et la réception des toiles… elle nous entraine dans l’intimité du travail du peintre, là où Catherine Guennec nous emmenait dans l’intimé familiale de Hopper.
Ainsi le peintre est omniprésent mais il est en même temps une figure fantomatique du livre. Présent et transparent.
Victorine s’impose comme la figure forte, à l’instar de sa présence dans les toiles de Manet : elle concentre toute l’attention.
La femme moderne selon Manet reprend l’histoire de l’art et cette fameuse rupture entre classique et moderne. On rencontre des noms connus au détour des cafés et on est transportés dans ce Paris des années 1880 pour notre plus grand plaisir.
Bien différent du livre sur Cape Cod Evening de Hopper, Alain le Ninèze parvient à nous immerger dans une époque révolue mais ô combien passionnante ! Mais toujours par le biais d’un personnage considéré comme secondaire par l’Histoire.
――――――――――――――――――――――――――――――――
Les heures suspendues selon Hopper de Catherine Guennec
Il interrogeait Ed sur l’absence de personnages, ou leur isolement. Ed, et ça je m’en souviens parfaitement, avait répondu, à contrecoeur, presque à voix basse : « C’est sans doute le reflet de ma propre solitude, je ne sais pas… C’est peut-être aussi toute la condition humaine. »
Qui n’a jamais eu envie d’entrer dans un tableau ? De connaître sur le bout des doigts ses traits, ses nuances de couleur ? Qui n’a jamais souhaité connaître son histoire ? Sa clé de fabrication ?
Avec sa nouvelle collection « Le roman d’un chef-d’oeuvre », les éditions Henry Dougier nous offre cette possibilité.
Catherine Quennec s’est penché sur l’immense Edward Hopper et son tableau Cape Cod Evening.
C’est l’occasion pour le lecteur de plonger à la fois dans l’oeuvre picturale mais aussi de découvrir la relation du peintre avec sa femme, Josephine.
C’est par le point de vue de cette dernière que l’histoire du tableau, et plus largement de sa vie avec Hopper, nous est racontée.
On peut dire qu’Hopper n’était pas des plus faciles à vivre.
Et que Joséphine a été malheureuse et laissée dans l’ombre.
La vie du couple, celle de l’artiste… tout était bon pour aspirer la belle Joséphine, elle-même peintre, mais qui peut bien s’en souvenir ?
N’a-t-elle pas tout abandonné pour lui ?
J’ai lu ce roman comme un hommage au peintre évidemment, mais surtout un hommage à celle qui a partagé sa vie, qui a été son seul et unique modèle, celle qui méritait tellement plus et s’est contentée de si peu.
J’ai refermé Les heures suspendues selon Hopper avec l’impression d’avoir découvert un destin brisé et malgré tout si brillant ! J’ai fait la rencontre de la femme de mon peintre préféré (avec Courbet !) et j’ai pu assister à une plongée au coeur de son oeuvre grâce aux renvois à certaines de ses toiles.
Si vous aimez Hopper, si vous aimez le mélange réalité/fiction, ce livre est fait pour vous !
Pour les autres, les ateliers Henry Dougier ont également publié des histoires autour de tableau de Géricault, Van Gogh, Klimt ou encore Gauguin.
Et pour ma part il me reste à découvrir « La femme moderne selon Manet » avec son célébrissime tableau Olympia.
Après avoir lu ce titre, quelle n’a pas été ma tristesse quand j’ai lu que Joséphine a fait don de toutes les oeuvres de son mari mais aussi des siennes avant de mourir. La plupart de ses toiles ont tout simplement été jetées par manque de place.
Aujourd’hui, Joséphine n’a toujours pas eu la renommée qu’elle méritait : elle n’a encore jamais été exposée…
« Chez Hopper, on a toujours l’impression que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer » confie encore Wim Wenders.