dimanche 22 mai 2022

Un fils perdu de Sasha Filipenko

La mère de Francysk aimait à répéter que dans le monde, il ne restait que deux peuples nomades : « Les Tsiganes et nous. Nous sommes un concept géographique, pas une nation ! » 

Francysk est étudiant en école de musique. La fin de l’année approche et un conseil de classe a lieu pour départager le bon grain de l’ivraie. Un ancien soldat vient prendre la parole. Ses propos étonnants bousculent les élèves : il n’est pas un militaire, il n’a pas de médailles. 

En gros, voilà comment ça se passait : le matin on se battait contre les collabos, et le soir contre les rouges. Oui, oui, contre tout le monde. Nous n’avons pas connu de sainte guerre de libération. Nous n’avons pas marché d’est en ouest ni inversement. Non. On est restés là. Sur place. Sur notre terre. On n’a pas bougé. Vous comprenez, les gars ? On ne s’est pas jetés sur les blockhaus. On ne s’est pas sacrifiés au nom du chef suprême. Non, les gars, il n’y a rien eu de tout ça chez nous ! Je ne peux rien vous raconter de ce qu’on montre dans les films de guerre, car notre guerre à nous n’avait rien à voir. C’était une guerre sale, abjecte, obscène, parce qu’en réalité, les gars, c’était une guerre civile.


Le conseil de classe, lui, met en lumière un élément révoltant et inconcevable : la réécriture de l’Histoire dans les manuels : 

Je rapporte les faits et non les fables remâchées par vos auteurs ! Les Allemands ont brûlé des villages. C’est un fait. Je ne les justifie pas, mais je suis pour la véracité historique ! Peut-être ont-ils incendié d’autres villages, mais pas celui-là ! Celui-là, ce sont des Ukrainiens qui l’ont réduit en cendres ! Ce n’est pas ma faute si on a construit un mémorial à sa place et si c’est compliqué aujourd’hui de creuser pour trouver la vérité !

- Votre devoir, mon cher, c’est de faire comprendre ce qui est écrit dans le manuel ! Vous êtes enseignant ! Vous devez expliquer ! On vous paie pour aider les élèves à assimiler le programme ! Et c’est tout ! […] Et dans le manuel, comme d’ailleurs dans toutes les autres sources, il est écrit que ce sont les Allemands qui ont mis le feu ! C’est une des pages essentielles de l’histoire de notre pays ! Vous comprenez ? C’est un pan sacré de notre histoire ! C’est comme notre blason, notre drapeau, sous lequel se sont battus nos aïeux ! C’est presque tout pour nous !

- Mais enfin, il y a des témoignages précis !

- L’État sait de quoi il parle !


Francysk qui n’est pas excellent comme élève risque de prendre la porte, peu importe la renommée de sa grand-mère traductrice. 

Un concert est organisé, un orage éclate et une marée humaine se piétine pour éviter la pluie. 

Résultat des courses des dizaines de personnes se font marcher dessus. L’événement est sanglant et le jeune Francyzk, venu pour rejoindre sa copine, n’est pas épargné. 

Il tombe inconscient. 

Dans le coma on dit à sa grand-mère que c’est fini maintenant, qu’il ne reviendra pas et qu’il faut se faire une raison, qu’il faut le débrancher et laisser la place à quelqu’un qui a besoin d’un lit… 

La grand-mère qui a élevé Francysk comme son propre fils est seule contre tous et elle s’en moque, même quand le médecin s'emporte contre elle..

Elle se bat. Pendant des années elle espère, elle lui parle quotidiennement, elle y croit.

La suite est déchirante de fatalité… 



J’ai pas mal pensé à Wunderkind de Nikolai Grozni en lisant Un fils perdu. Il y est question d’un protagoniste adolescent et musicien et de la situation dans le pays - j'ai largement préféré Un fils perdu

En Hongrie c’est les ravages du communisme, l’héritage du grand-frère là encore. 

En Biélorussie c’est l’aliénation du pays entier, sa dépendance envers la Russie ("Pour nos grands frères, en fait, nous ne sommes pas un peuple, mais une fosse à purin entre eux et leurs voisins."et un gouvernement fantoche : 


Le président a déclaré qu’il fallait mettre un terme à ça. Et lutter contre le culte de la personnalité. Lui-même en a assez de voir partout placardés des portraits géants de lui. Il a ordonné de les faire tous disparaître immédiatement.

- Vous êtes sérieux, là ? Il a donné cet ordre lui-même ? 

- Oui ! Il a dit comme ça : pourquoi voit-on partout ces portraits géants de moi ? Pourquoi partout ce culte de la personnalité ? Qu’on m’enlève tout ça sur-le-champ ! Une petite photo sur la table suffit… 

[…] 

- Par conséquent, une petite suffit ? 

- Tout à fait…

- Eh bien, tu vois, Francysk. Et on dit que le président ne fait rien ! 


Avant d'entrer dans l'histoire Sasha Filipenko a pris la peine de mentionner la renommée de son livre en Biélorussie tout en soulignant sa tristesse de voir son pays inchangé malgré les critiques qui jalonnent le roman. Un fils perdu mêle la gravité des événements et de la vie en Biélorussie à un humour succulent mais grinçant. 


Une excellente lecture !


Traduit par Paul Lequesne & Philie Arnoux.  










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