dimanche 26 juillet 2020

La pitié dangereuse de Stefan Zweig

« Mais il y a deux sortes de pitié. L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du coeur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, cette pitié qui n’est pas du tout de la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère. Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et même au-delà. C’est seulement quand on va jusqu’au bout, quand on a la patience d’y aller qu’on peut venir en aide aux autres. C’est seulement quand on se sacrifie et seulement alors ! »


Être enthousiasmée par toutes mes lectures, c’est la promesse tacite entre Stefan Zweig et moi. Il y en a qui marquent plus que d’autres, certaines sont inoubliables, déchirantes de beauté, d’autres sont innovantes, captivantes d’humanisme. 


Mes textes préférés demeurent Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Le Voyage dans le passé, La Confusion des sentiments ou Marie-Antoinette (et encore d’autres !)…

Avec Zweig je me suis promis à moi-même de ne pas tout lire d’un coup : il faut conserver la magie le plus longtemps possible. 


J’ai découvert Clarissa et ça a été une telle lecture qu’encore maintenant, trois ans après, je reste obsédée par cette histoire sans fin — le roman est inachevé, il a été retrouvé dans les archives de l’auteur dans les années 1980. 


Je sais que pour cette raison, j’ai entamé La Pitié dangereuse un peu à reculons. Son seul roman achevé, et voilà qu’il sera lu, lui aussi. Que me restera-t-il ? (le jour où j’aurais lu Le Monde d’hier, je pleurerai face à cette injustice de ne plus avoir d’autres chefs-d'oeuvre à découvrir…) 



Rester dans cet état d’esprit n’a jamais aidé personne alors avant même de dire ouf je me suis retrouvée prise dans le tourbillon de l’Histoire, en suivant le protagoniste, Anton, ancien officier autrichien décoré. 


Stefan Zweig adore le phénomène du récit enchâssé, il n’est donc pas étonnant si on le retrouve ici. 


Anton va remonter la ficelle de ses souvenirs pour raconter son passé, pour expliquer pourquoi il a reçu une médaille militaire et pourquoi il ne l’a mérite en rien. 

Nous sommes peu avant la Seconde Guerre mondiale — le roman a été écrit en 1939, à cette époque, l’écrivain est exilé en Angleterre. Ce lien a directement inspiré l’histoire de La Pitié dangereuse où il est question à la fois d’une dénonciation des préjugés, des convenances sociales liées à l’Empire austro-hongrois, mais aussi forcément au lien ténu entre la Première Guerre mondiale et la Deuxième ; un lien de cause à effet qu’on ressent dans l’oeuvre mais qui n’est pas du tout au centre du propos. 



1913. Anton, jeune soldat se laisse porter par les événements. Il vient d’une famille assez pauvre, il est en garnison dans une petite ville d’Autriche. Jusque-là, rien de bien méchant. Mais voilà qu’un jour il est invité avec d’autres à se rendre au château de Kekesfalva, l’homme le plus riche des environs. 

Après une soirée assez tranquille, Anton met les pieds dans le plat en invitant la fille du comte à danser. Problème, celle-ci est paraplégique.


Contre toute attente, la jeune fille, Edith, a apprécié cette remarque, elle qu’on couve à toutes heures, elle qui n’est qu’une petite fille à qui on passe tout. 

Anton sera rappelé, et encore, et encore. Si bien qu’il va se lier d’amitié avec Edith, sa cousine et le père Kekesfalva. 


C’est la première fois que je lis un livre de Zweig où le protagoniste m’est vraiment antipathique. J’ai pas du tout aimé Anton je l’ai trouvé égoïste, parfois profiteur, frôlant la perfidie… L’exemple de celui qui désire le beurre et l’argent du beurre et qui, quand il se retrouve avec rien, s’étonne et se reproche d’avoir fait n’importe quoi ! 

Un peu trop tard quoi…


Le fait de ne pas aimer le protagoniste aurait pu, dans un effet de ricochet, me détourner du roman. Il n’en est rien. 

Au contraire même j’ai adoré le livre en grande partie parce qu’Anton est une tête à claque. Un homme qui ne comprend rien, qui se fourvoie en se répétant qu’il fait le bien quand il ne fait que le mal. Un être prêt à aider autrui, mais pas au point de nuire à sa réputation, d’aller à l’encontre de ses envies, de ses sentiments. 


La Pitié dangereuse est extraordinaire de précision. Comme toujours, Zweig poursuit son analyse de la psyché humaine. 

En s’intéressant à la pitié, c’est le principe même de la compassion qu’aborde l’écrivain. Compassion forcée, compassion cherchée, la pitié est représentée sous toutes ses facettes. 


La fin est attendue dès le début, et malgré ça, il y a quand même cette déchirure. 


La Pitié dangereuse est donc le seul roman achevé de Stefan Zweig. Durant toute ma lecture j’avais une pensée pour Joseph Roth, grand ami de Zweig, mort en 1939, soit la même année que la publication de La Pitié dangereuse

Je pensais à lui et surtout à sa Marche de Radetzky, à sa propre représentation du faste passé de l’Empire autant que de ses tares. 


Les deux romans n’ont rien à voir et pourtant ils ont cette même attache aux militaires, cette même couleur pour représenter un passé dans le fond pas aussi parfait que ce qu’on pourrait croire.


Enfin parce qu’il faut bien conclure, gros point fort pour les deux autres récits enchâssés, celui de l’histoire de Kekesfalva et celui du médecin Condor, tous les deux ont eu une expérience plus qu’intense avec la pitié.


Un roman excellent, une histoire qui fait réfléchir, qui fait sortir de ses gonds, qui traduit le crime que peut représenter le poids des convenances, les ouï-dires. Un roman qui illustre l’amour enfantin, bestial, primordial, vital ; l’amour à sens unique. 


La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, éditions Livre de poche.

Traduit de l’allemand par Alzir Hella.


« Situation effroyable, insoluble : l’instant d’avant encore, on se sentait libre, on s’appartenait et on ne devait rien à personne, et soudain on est poursuivi et assiégé, but et proie d’un désir étranger. Troublé jusqu’au plus profond de l’âme, on sait que jour et nuit une femme pense à vous, languit et soupire après vous, elle, une inconnue ! Elle vous veut, vous désire, exige que vous soyez à elle de toutes les fibres de son être, de toutes les forces de son corps et de son sang. Vos mains, vos cheveux, vos lèvres, votre corps, elle les veut, vos nuits et vos jours, vos sentiments, votre sexe et tous vos rêves et pensées. Elle veut s’associer à votre vie, vous prendre et vous aspirer avec son souffle. Toujours, que vous soyez éveillé ou que vous dormiez, il y a désormais dans le monde un être qui vit avec vous et pour vous, qui vous attend, qui veille et rêve en pensant à vous. C’est inutile que vous vous efforciez de ne pas penser à elle, qui sans cesse pense à vous, que vous cherchiez à fuir : vous n’êtres plus en vous, mais en elle. »







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