dimanche 5 août 2018

Le Coin des libraires - #106 La Nuit & L'Aube d'Elie Wiesel

Voilà des années que je souhaitais lire ce livre :  La Nuit, d'Elie Wiesel. Depuis autant de temps que Si c'est un homme de Primo Levi en fait. Si je ne l'ai pas lu avant, c'est simplement parce que ce genre de lecture ne s'enchaîne pas, pas pour moi en tout cas. Je lis un témoignage à un moment, et j'ai besoin d'un certain laps de temps pour en lire un autre. C'est psychologique sans doute.

Même si je commence à en avoir lu quelques uns - le dernier en date étant Une jeunesse au temps de la Shoah de Simone Veil, chacun reste tout à fait unique. Évidemment on trouve les mêmes thématiques : la peur, la douleur, la perte, la privation, la faim, la mort ; mais ça reste toujours différent, La Nuit ne déroge pas à la règle. 
Après avoir abordé le livre qui a fait connaître Elie Wiesel en tant qu'écrivain rescapé, je parlerai de L'Aube, qui n'est pas un témoignage, mais plus un récit mêlant fiction et réalité. 


  • La Nuit (1958)

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je tiens à souligner l'excellente préface de l'auteur, écrite lors de la réédition de son livre, dans une nouvelle version traduite par sa femme. L'auteur nous explique l'intérêt de cette nouvelle édition, la différence entre les deux, la différence aussi entre le texte original (écrit en yiddish) et la traduction. 
Par contre, je recommande vivement de la lire seulement après avoir lu le récit en lui-même. En effet, l'auteur mentionne les événements qu'il a vécus, notamment par rapport à l'agonie de son père et au sentiment de honte qui va avec.


"Nuit. Personne ne priait pour que la nuit passe vite. Les étoiles n’étaient que les étincelles du grand feu qui nous dévorait. Que ce feu vienne à s’éteindre un jour, il n’y aurait plus rien au ciel, il n’y aurait que des étoiles éteintes, des yeux morts."
Elie Wiesel,La nuit.


Le récit s'ouvre à Sighet, anciennement localisée en Transylvanie (aujourd'hui en Roumanie), où Eliezer et sa famille vivent dans une communauté juive orthodoxe. Le jeune homme est particulièrement croyant. Sa croyance est très importante pour la suite. Déjà parce que c'est le premier témoignage que je lis où l'auteur est réellement un juif croyant et pratiquant, ensuite, parce que sa croyance va se trouver complètement bafouée, détruite à cause des camps. 

Avant 1944, c'est-à-dire avant le début de la déportation, personne ne veut croire Moshé qui aurait vu de ses yeux la cruauté allemande, qui aurait assisté aux exécutions des juifs dans les forêts de la Galicie. Personne ne s'inquiète, personne n'y croit. Même lorsqu'ils sont forcés de porter l'étoile jaune, personne ne semble particulièrement anxieux. Le père d'Elie, lui, dédramatise la situation. 
Puis, c'est le déplacement dans des ghettos.

Et là encore, il semblerait qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. Après tout, le ghetto tel qu'il nous est décrit n'est rien d'autre qu'une ville juive. On pense naïvement que les juifs sont aux commandes puisqu'il y a une police juive, un conseil juif, etc., mais ce n'est que de la poudre aux yeux, forcément. 
C'est ensuite la fermeture du ghetto, le départ pour on ne sait où. C'est les wagons à bestiaux, c'est la prophétie de cette femme qui a perdu son mari et ses enfants. 
Elle est folle dira-t-on. Mais ils ne savent pas, ils ne savent pas comme elle a raison : "Un feu ! Je vois un feu !". 
C'est l'arrivée, la vue du feu, la vue des déportés, l'abandon des effets personnels. L'abandon de tout, même de soi-même. 

Elie n'est qu'un adolescent lors de sa déportation à Auschwitz. Sa mère et une de ses soeurs, il ne les reverra jamais plus. Elles sont arrivées pour repartir aussi vite. C'est le monde qu'elles ont quitté. Elie parvient à rester avec son père. Débute alors de longs mois, de dures souffrances, des privations. 
Si La Nuit constitue le récit d'Elie, c'est tout autant le récit de son père. Sa lente agonie, sa solitude, son besoin de mourir entouré de son fils unique. Cela, Elie lui refusera. 
Si on trouve souvent le "syndrome du rescapé" dans les témoignages, c'est à mon sens assez différent ici. L'auteur nous montre comment les camps l'ont changé, comment il est devenu un être honteux, comment il a abandonné son père par peur, par crainte pour sa vie. Comment il a souhaité que celui-ci meurt simplement parce qu'il était pour lui un "poids mort", un être qui l'empêchait de survivre. 

Elie a survécu, pas son père. 

La mort du père est d'autant plus difficile qu'on comprend après coup qu'elle aurait pu être évitée. Si Elie était resté dans le lit d'hôpital d'Auschwitz, s'il n'avait pas décidé de subir la marche de la mort avec son père, sans doute qu'il aurait survécu lui aussi. La dysenterie aurait pu être évitée ou soignée.
Plus qu'un récit sur sa déportation, c'est un témoignage sur lui et son père, sur ce père sans lequel il n'aurait sans doute pas survécu, sur ce père parti trop tôt, sur ce père mort en agonisant, dans le délire et la solitude de la réalité.

Il ne fait pas de doute que ce livre se place au même niveau que d'autres témoignages tels Primo Levi ou encore Charlotte Delbo. La différence particulièrement notable, c'est la croyance d'Elie en Dieu, croyance qu'on ne retrouve pas chez d'autres auteurs - ou sans doute que si, mais je n'en ai encore jamais lu d'autres. Il passe quand même de juif pratiquant, pressé d'apprendre la Kabbale, à un jeune homme désabusé s'interrogeant ce qu'est son Dieu, sur ce qu'il fait pour son peuple.


"Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto. 
Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. 
Son regard dans mes yeux ne me quitte plus." 
Elie Wiesel, La nuit.


La Nuit (éditions de Minuit) & L'Aube (éditions Points) d'Elie Wiesel 


Cette interrogation va d'ailleurs suivre Elie Wiesel tout au long de sa vie. On la retrouve notamment dans L'Aube, considéré comme le deuxième tome d'une trilogie, bien que ce dernier soit une oeuvre de fiction, un roman et non pas un témoignage.




  • L'Aube (1961) 

Si certains considèrent ce roman comme une suite de La Nuit, c'est bien parce que le protagoniste, Elisha (sorte de double de l'auteur) est un rescapé des camps, plus précisément d'Auschwitz et de Buchenwald. Il est orphelin, il a perdu tout le monde pendant la guerre. Et aussi, parce qu'Elisha vit à Paris avant d'être recruté par Gad, un extrémiste sioniste, prêt à tout pour s'approprier ce qu'il pense être leur terre (à comprendre : la terre des juifs).

Elie Wiesel a été dans ces camps, il a séjourné à Paris après la guerre, il a étudié la philo à la Sorbonne. Bref la base du personnage est bien inspirée de l'auteur.
Oui, mais rapidement on observe des digressions. Elisha voulait étudier à la Sorbonne, mais ne l'a pas fait. Au lieu de cela, il est parti pour la Palestine aux côtés de Gad pour rejoindre ce qu'ils nomment le Mouvement. À cette époque la Palestine est sous mandat britannique (de 1920 à 1948), c'est donc contre eux que vont se battre Elisha et les autres.

L'histoire se déroule sur une seule nuit, celle précédent l'exécution d'un soldat britannique, en représailles de l'exécution d'un des membres du Mouvement. Le bourreau n'est autre qu'Elisha, qui va s'interroger sur la position de bourreau. De victime (des camps), il devient lui-même bourreau. Il devient un homme qui doit en tuer un autre simplement à cause de ses croyances. Finalement, n'est-il pas tout aussi méprisable que les autres ?


On se pose tout un tas de questions sur ce qu'on est prêt à faire au nom d'une idéologie, croyance, religion. On est amené à se mettre à la place de la victime d'abord, à celle du bourreau ensuite.
Et puis, la question demeure jusqu'aux dernières pages, va-t-il devenir cet être abject qui tue un homme non pas par haine ou par envie, mais simplement parce qu'on le lui dit ?

On est alors partagé entre le judaïsme tel qu'il est censé être (aimer son prochain, etc.) et le judaïsme tel qu'il est perçu par Elisha et les autres, c'est-à-dire une religion où, pour vivre tranquille, il faut haïr son ennemi. Mais Elisha ne hait pas ce soldat anglais, il ne le hait pas, malheureusement pour lui - il est plus facile de tuer quelqu'un qu'on déteste, forcément...

Je pense être passée à côté de pas mal de choses, notamment tout le rapport avec l'apparition des morts (les parents, Elisha enfant, etc.) qui apparaît tantôt comme un délire d'Elisha, c'est-à-dire où tout se passe dans sa tête, tantôt comme une présence bien réelle puisque Gad parle d'eux de façon à ce qu'on imagine qu'ils sont vraiment présents, avec eux.


Au-delà de ça, j'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce livre. Je ne le trouve pas facile du tout. Je ne trouve pas qu'il ait grand chose à voir avec La Nuit non plus, mais il interroge énormément sur les croyances, sur la relation victime/bourreau.
Aussi, je pense qu'il est un livre très actuel, car si aujourd'hui il ne s'agit pas de religion juive, le terrorisme "justifié" (les guillemets soulignent l'ironie...) par une idéologie/religion existe toujours et  est tout à fait d'actualité.


"La peur, ce n’est qu’une couleur, un décor, un paysage."
Elie Wiesel, L'aube.


J'aurais souhaité lire Le Jour, le troisième et dernier volet de la trilogie, mais malheureusement ce livre-ci n'est plus édité...






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